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Boire et déboires de l'avocature à l'heure de la legaltech

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En 2017, la société américaine Legalzoom se targuait d'être à l'origine de la création de plus de 25% des entreprises dans une des zones géographiques les plus dynamiques de la planète : la Californie. Ce géant de l'accès numérique au droit a de quoi montrer les muscles puisqu'il afficherait aujourd'hui plus de douze millions de clients et une levée de fonds de plus de deux cent millionsde dollars

Ces chiffres, quand bien même ils seraient exaltés par la richesse productive de la Silicon Valley dans le milieu informatique, sont pourtant révélateurs. Le legaltech et l'ubérisation sont des termes de plus en plus récurent dans l'actualité des professions juridiques et notamment des avocats. Or en France, le sujet est abordé avec un manichéisme des plus marqué : l'occasion de se demander si ces néologismes font figures de remède ou d'origine de tous les maux ? Ou plus exactement, dans quel mesure ils constituent à la fois un problème et une solution ?

 

Évidemment il est d'abord nécessaire de comprendre ce qu'on peut entendre par ubérisation du droit ou plus largement par l'expression legaltech. Il s'agit en effet de mot-valise, polysémiques et donc chacun dispose de sa propre définition. L'ubérisation d'un secteur d'activité désigne classiquement le développement de plateformes intermédiaires entre les consommateurs et les acteurs économiques proposant le service recherché. Néanmoins, le terme est aujourd'hui largement connoté péjorativement. Il évoque ainsi pour beaucoup l'activité de travailleurs indépendants exerçant dans un situation de fait proche du salariat mais sans ces avantages légaux. L'origine de cette mauvaise réputation qu'on peut lui faire provient du terme lui-même : les indélicatesses de la société Uber envers ces chauffeurs. Mais en plus d'être péjoratif, l'expression "ubérisation du droit" est également trop restrictive, ce phénomène n'étant qu'une des facettes du legaltech.  Ce dernier désigne les technologies qui permettent l’automatisation d’un service juridique, que ce soit au niveau du support (rédaction d'actes), du processus (déroulement de la procédure) ou de la relation avec les professionnels du droit. Ainsi, si l'ubérisation peut toucher ces trois aspects du secteur des professions juridiques, il n'en représente qu'une parti. Par exemple, toutes les problématiques liées au big data (la numérisation de l'ensemble des décisions de justices) et de justice prédictive échappent aux questions relatives à l'ubérisation quand bien il s'agirait bien de legaltech. Ce raisonnement amène aujourd'hui certains à préférer l'expression de digitalisation du droit.

 

Quelque soit les sobriquets que vous lui trouverais, ce phénomène trouve son origine extrinsèque  avant tout dans le développement des moyens technologiques et à l'essor du numérique dans l'exploitation de ces moyens. L'idée de "software as a service" aboutie effectivement à optimiser l'expérience-client ainsi qu'à rétablir une relative symétrie d'information notamment en matière de politique tarifaire. Et ces raisons classiques font écho à de nombreux reproches qu'on prête aux professions du droit. On leurs reproche d'être austères ou encore de priver le consommateur de droit de la transparence nécessaire. De la même manière, le professeur Nicolas Molfessis souligne que ce développe une pratique à "l'autojuridication". Les particuliers préféreraient se passer du recours aux professionnels du droit, notamment pour les "petits" actes pour lesquels des modèles sont accessibles pour tous. Cette pluralité de cause fait alors du droit, un secteur particulièrement propice à ces évolutions. En France, on compterait plus d'une centaine de ces plateformes et un développement continu du nombre de ces entreprises. Les services qu'elles proposent se montrent variés : information quant aux droits, générations automatiques de documents, gestion de litige, financement d'action ou mise en relation avec les conseils et avocats référencés. Les notions étant floues et les possibilités encore vastes, le legaltech se révèle être un outil, a priori donc neutre, qui pourtant fait plus que débat. Ainsi, l'usage du numérique au sein de l'avocature n'est plus vu comme un enjeu mais comme une façon de voir la justice, progressiste d'un côté contre conservatrice de l'autre.

 

 

Fondements du débats

 

On l'aura compris, les acteurs du legaltech défendent leurs pratiques par le développement d'une meilleure accessibilité au droit et par une plus grande transparence dans ces services, buts louables, du moins à première vue. Mais comment les professionnels "old school" du barreau justifient-t-ils la défense de leurs modèles ? Et surtout du monopole de l'avocat en matière de conseil et représentation. Ce principe, qui fait de l'avocat le seul titulaire de ce marché, est d'abord fondé sur l'intérêt du justiciable. En effet, cette situation de profession réglementée permet de s'assurer que tout avocat remplisse les conditions légales quant à sa formation et sa moralité. Ces impératifs maintiennent un certain niveau de qualité de la justice : vous ne resterez pas cinq ans sur les bancs de l'université pour rien. Ensuite, le monopole de conseil et représentation de l'avocat permet de nombreux encadrement. D'une part, tous sont soumis à une déontologie stricte, contrôlée par le pouvoir disciplinaire du barreau où il est inscrit, et plus précisément de son bâtonnier. Est également exigée la souscription d'assurance responsabilité civile professionnelle obligatoire, qui permet aux clients d’obtenir indemnisation en cas de faute professionnelle. Enfin, le Conseil d'Etat a lui-même justifié la situation monopolistique de la profession par sa jurisprudence. A l'occasion du rejet d'un recours en annulation du décret n° 2013-525 du 20 juin 2013 relatif à la rémunération de certaines missions d'aide juridictionnelle, les juges du Palais Royal rappelle l'un des fondements juridiques de certaines activités réservées aux avocats : les activités judiciaires. Pour garantir l'objectif d'intérêt général d'accès des plus démunis à la justice, le législateur laisse à la charge des auxiliaires de justice une partie du financement de l'aide juridictionnelle. La contrepartie de cette contribution au financement de l'aide juridictionnelle par les avocats se trouve alors justement "dans le régime de représentation dont ils disposent devant les tribunaux, qui, sauf exceptions définies par la loi, leur confère un monopole de représentation" (CE 30 déc. 2015, n° 371190, AJDA 2016. 468). Une manière pour les hauts magistrats de l'ordre administratif de dire à ces chères robes noires "qu'un grand pouvoir implique de grandes responsabilités". Ou l'inverse.

 

Les deux camps font donc oeuvre de justifications recevables concernant le phénomène numérique au sein du droit. Les partisans du legaltech se basent sur une vision consensuelle du service juridique, basée sur la faculté de toute personne de choisir, en connaissance de cause, la prestation la plus adaptée à ces besoins ou ces moyens. Ces opposants eux, rappellent l'importance de l'aspect solennel de ce type d'office, la  réglementation stricte se justifiant par une protection assurée contre les abus possibles. La polémique possède donc tous les ingrédients nécessaires à un bon contentieux judiciaire : deux parties persuadées de la justesse de leurs causes. Or la jurisprudence a déjà pu préciser ce que disait le droit sur cette question. Le 21 mars 2017, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejetait le pourvoi formé par l'Ordre des avocats de Paris et le Conseil national des barreaux contres les plateformes numériques : Demanderjustice.com et saisirprudhommes.com. Relaxant les deux startups, la Cour considère que leurs activités ne relèvent pas de l’exercice de la profession d’avocat au sens de l'article 4 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, et plus précisément qu'elle "ne saurait constituer l’assistance juridique que peut prêter un avocat à son client, à défaut de la prestation intellectuelle syllogistique consistant à analyser la situation de fait qui lui est personnelle, pour y appliquer la règle de droit abstraite correspondante" (Cass. Crim., 21 mars 2017, n°16-82-97, inédit). En d'autres termes, la juridiction fait la part des choses entre la prestation que peut offrir un avocat et celle d'un simple site internet. Pour elle, la génération automatisée d'acte juridique créée via un questionnaire ne peut s'apparenter au conseil personnalisé produit par l'avocat. Or en entendant strictement son activité, la Cour de cassation en réduit le prêt-carré protecteur. Les deux camps ne sont plus alors vu comme antagoniste mais complémentaire.

 

Mais les juges se livrent pourtant à des sanctions concernant les plateformes ne respectant pas les prescriptions légales de la fonction. La société Juris System, qui utilisait la dénomination et le nom de domaine « avocat.net », a par exemple été condamnée pour avoir fait usage du titre d'avocat, en violation des dispositions de l'article 74 de la loi du 31 décembre 1971. Elle est également sanctionnée au titre de l'article 54 de la même loi, pour avoir délivré des consultations juridiques et avoir référencé sur le site une personne qui n'était plus inscrite à un barreau. Le site se voit aussi reprocher de se présenter comme "le comparateur d'avocats n°1 en France" quand bien même il n'en référencerait qu'à peine 10%  (Paris, pôle 5, ch. 2, 18 déc. 2015, n° 15/03732, D. avocats 2016. 27, art. T. Wickers ; JCP 2016. 4, obs. F. G'sell). Dans le même sens, le droit protège également les membres des différents barreaux contre les systèmes de notation indésirables. En 2009, une délibération de la Commission nationale de l'informatique et des libertés avait déjà conduit à la fermeture d'un site qui proposait aux internautes de noter différents professionnels (dont les avocats) (Délib. n° 2009-329, 4 juin 2009). L'autorité avait également prononcé une sanction pécuniaire contre les exploitants du site www.actes-types.com qui répertoriait des avocats qui n'y avait consenti (Délib. n° 2014-041, 29 janv. 2014). Cette logique est reprise par le Conseil d'Etat (CE 30 déc. 2015, n° 376845, inédit) et par l'ordre judiciaire qui condamne, le cas échéant, pour traitement illégal de données à caractère personnel (Voir en ce sens : TGI Paris, 17e ch. corr., 16 juin 2016, n° 14015000805, Dalloz actualité, 1er juill. 2016, obs. M. Babonneau). Enfin, des réactions plus techniques risquent de se manifester sur le terrain de la régularité des actes rédigés avec l'assistance de ces sites. Certains actes de procédures sont, par exemple, annulés pour irrégularité de fond au motif que le prestataire en ligne n'a ni pouvoir général ni pouvoir spécial de représentation en justice.  

 

On le voit donc, il ne s'agit pas temps ici de choisir son camp que de choisir où placer ces nouvelles frontières. Le développement des legaltech semble un moyen plus qu'approprié pour répondre aux critiques et difficultés que connaissent la justice et la profession d'avocat. Il s'agit de permettre l'information du consommateur et sa protection dans une saine concurrence mais également accélérer la prise de décision judiciaire en la focalisant sur les actes demandant le plus de valeur ajoutée. Et à l'inverse, il conviendra de déterminer dans quelle situation l'avocat est nécessaire, toujours aux fins de protection des justiciables, afin de sanctifier ces pratiques cardinales. C'est ce sanctuaire que le legaltech ne pourra jamais totalement supplanter. Peut-être même les nouvelles technologies, en se mettant au service du droit, permettront alors un nouvel âge d'or pour ce sacerdoce qu'est pour beaucoup l'avocature.

 

Harvey Reginald Specter


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