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Concurrence et numérique : l’offensive de l’Union européenne contre les géants du secteur

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Si les grandes entreprises américaines dominent le secteur des technologies de l’information et de la communication, la présence de leurs concurrents européens sur le marché mondial est elle réduite à peau de chagrin. Les exemples abondent.

Si les grandes entreprises américaines dominent le secteur des technologies de l’information et de la communication, la présence de leurs concurrents européens sur le marché mondial est elle réduite à peau de chagrin. Les exemples abondent. En matière de numérique, six des dix plus grandes entreprises sont Américaines. Dans le secteur hautement compétitif de la production de logiciels, seule la société européenne SAP parvient à se hisser dans les dix premières mondiales. Un constat alarmant et décevant au vu des objectifs ambitieux de Bruxelles en matière d’économie de la connaissance et de la création d’un marché unique du numérique. 
 
En effet, si les jeunes pousses prometteuses ne manquent pas, la pépinière bruxelloise n’a pas encore réussi à favoriser l’essor d’un champion européen à l’instar de la Chine, forte de son entreprise internet Baidu ou de la Russie et de son moteur de recherche Yandex. Au contraire, elle peine à concurrencer les « FANGs » (Facebook, Amazon, Netflix et Google), qui dictent leur loi sur le marché unique en usant parfois de recours déloyaux. Mais leur omnipotence est remise en cause par Margrethe Vestager, Commissaire européenne à la concurrence qui depuis son arrivée à Bruxelles il y a trois ans prône une application des plus rigoureuses du droit communautaire aux pratiques des géants du numérique. 
 
Celle qui a notamment fait plier Starbucks, Fiat, Apple et Amazon, non sans susciter l’ire de Washington, a récemment infligé une amende record à Google pour abus de position dominante. Retour sur une décision courageuse, symbole d’une guerre du numérique se jouant sur tous les fronts. 
 
 
Un dossier poussiéreux 
 
Sept. C’est le nombre d’années qu’il aura fallu à l’Union européenne pour passer à l’action contre Google. Tout débute en 2010, lorsqu’une enquête sur les pratiques publicitaires du géant du web est diligentée par l’exécutif européen suite à une plainte collective déposée par l’Américain TripAdvisor et le Français Twenga. Sur le marché européen des moteurs de recherche, Google domine alors outrageusement ses concurrents, captant parfois près de 95% des visites dans certains pays. Une position assimilable à de la « super dominance », comme décrit par l’avocat général Nial Fennelly. Mais les efforts du Commissaire de l’époque, partisan d’un accord amiable, se soldent par un échec et la pusillanimité du directoire de la concurrence face au géant californien est critiquée. Il faut attendre les élections européennes de 2014 et la formation d’une nouvelle Commission pour mettre fin à la valse-hésitation : la Danoise Margrethe Vestager, bien plus opiniâtre que son devancier, adresse dès le mois d’avril 2015 un acte formel d’accusation à Google. Les griefs sont simples : la filiale d’Alphabet est soupçonnée d’avantager injustement depuis près de dix ans Google Shopping, son service de comparateur de prix déployé dans une dizaine d’États membres, en violation des règles européennes en matière d'abus de position dominante. Un deuxième acte d’accusation suivra un an plus tard. Et si l’entreprise réfute obstinément les faits qui lui sont reprochés, l’étau se resserre autour de ses pratiques partout dans le monde : l’année 2016 est ainsi émaillée par l’ouverture de diverses enquêtes par les autorités antitrust brésiliennes, indiennes, russes et sud-coréennes. 
 
Après une longue période de silence, le couperet tombe à Bruxelles : le 27 juin dernier, Google écope d’une amende record de 2,42 milliards d’euros pour abus de position dominante. Margrethe Vestager en conclut que Google, par un jeu d’algorithmes complexes, a « empêché les consommateurs européens de bénéficier d’un réel choix de services et de tirer pleinement profit de l’innovation ». La dernière grande amende en la matière, d’un montant d’1,06 milliard d’euros, avait été prononcée contre Intel en 2009. 
 
 
Une décision ferme et louable 
 
Le message est fort et la volonté de Margrethe Vestager de dynamiser la politique concurrentielle d’une UE en quête de crédibilité, plus que manifeste. Le montant de l’amende, déterminé à l’aune de la gravité et de la durée de l’infraction, est bien plus élevé que le milliard prédit par les observateurs. Il prouve que la Commission, tout en se faisant l’apôtre de la neutralité technologique sur le marché intérieur, se montre beaucoup moins timorée à s’attaquer aux géants de l’industrie. Et si la communauté internationale ne tarit 
pas d’éloges sur la décision, Bruxelles exige justement qu’elle soit mise en œuvre avec célérité. Ainsi, à compter de la condamnation, un délai de trois mois est accordé à la multinationale pour qu’elle cesse ses pratiques déloyales, faute de quoi elle sera soumise à des astreintes journalières de 5% de son chiffre d’affaires mondial moyen. Magnanime, la Commission lui donne même son blanc-seing quant au remède à apporter, à condition que soit scrupuleusement assurée l’égalité de traitement entre les services de comparaison de prix. 
 
Par un communiqué lapidaire, Google accepte la décision et lance une contre-offensive en déposant le 11 septembre un recours en annulation de l’amende auprès de la Cour de Justice de l’UE (CJUE). Juste avant l’expiration du délai fatidique, la firme se conforme aux exigences européennes en soumettant à la Commission une bien étrange solution : la création d’une entité autonome qui gérera Google Shopping, lequel participera désormais à des enchères pour pouvoir placer ses annonces publicitaires en première page, à armes égales avec ses rivaux. Sans surprise, Margrethe Vestager désapprouve cette proposition en ce qu’elle moyenne un prix, méconnaît l’égalité de traitement entre les comparateurs de prix et continuera à léser la concurrence. En attendant de nouveaux développements dans l’affaire, d’autres services de Google, à savoir Android, son système d’exploitation sur smartphone et AdSense, sa régie publicitaire, sont actuellement dans le viseur du gendarme européen et pourraient faire très prochainement l’objet de sanctions. Enfin, aux côtés de Google; ce sont Facebook et Amazon qui pourraient bientôt avoir maille à partir avec Bruxelles : adeptes de l’optimisation fiscale, leurs pratiques enfreindraient les règles européennes et le manque à gagner pour l’UE se chiffre en milliards d’euros. Le feuilleton judiciaire et législatif est ainsi très loin d’être terminé. 
 
 
Prise de conscience à Washington ? 
 
De manière surprenante, peu ont pris la défense du champion de la Silicon Valley outre-atlantique. En effet, si Donald Trump ne s’est pas fendu d’un commentaire, l’administration Obama avait déploré le « protectionnisme » des Européens et fustigé leur acharnement contre les entreprises étasuniennes lorsque Apple avait été condamnée à rembourser à Dublin 13 milliards d’euros d’avantages fiscaux indus l’an passé. Pourtant, les cours américaines elles-mêmes ne sont pas réputées pour leur mansuétude vis-à-vis des entreprises européennes : la sévérité de leurs sanctions, qu’elles se matérialisent par un embargo ou une peine pécuniaire, fait régulièrement polémique. BNP Paribas, Deutsch Bank ou encore HSBC en ont fait les frais. Mais à l’heure ou le pays est divisé par les allégations de désinformation russe et voit affluer les plaintes contre les pratiques de ses fleurons du numérique, il est de bonne guerre que nombre de leurs politiciens et juristes saluent la décision de la Commission. En novembre, le procureur général du Missouri a d’ailleurs ouvert une enquête analogue contre Google, qu’il soupçonne de manipulation des résultats de recherche et d’utilisation abusive des données personnelles des internautes. 
 
 
Le décalage judiciaire et numérique 
 
S’il est fort probable que ces démarches fassent tâche d’huile sur le droit des consommateurs et le droit du numérique, il reste à savoir quel sera leur impact sur le long terme, sachant que le temps judiciaire accuse un retard colossal sur le temps numérique. Les contentieux européens s’échelonnant souvent sur plusieurs années, Google ne sera pas condamné définitivement de sitôt. Du fait de la complexité de l’affaire, la CJUE ne devrait pas statuer sur le recours en annulation avant deux ans. Mais entre-temps, le cyber espace aura déjà bien changé. A l’heure du développement exponentiel d’autres services bien plus utilisés et lucratifs de Google tels que YouTube et Gmail, certains juristes s’interrogent d’ailleurs sur l’intérêt pour la Commission de s’être acharnée sur son comparateur de prix, qu’ils qualifient « d’accessoire ». Enfin, le montant lui-même de l’amende peut paraître anecdotique et peu dissuasif eu égard au chiffre d’affaires colossal de l’entreprise, qui s’élevait à plus de 80 milliards d’euros en 2016. Mais au moins, avec cette amende, l’UE se montre ferme et crée un précédent, dont les conséquences seront, avec un peu de chance, positives pour la libre concurrence et le numérique. 
 
Thibault Lechevallier et Jean-Christophe Djedje 
 

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