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L'élection présidentielle de 1848

Depuis l’instauration du suffrage universel pour l’élection présidentielle en 1962, chacun des Présidents de la Ve République accède à l’Elysée fort de la légitimité démocratique que leur procure ce scrutin, projetant dans l’oubli leurs prédécesseurs des IIIe et IVe Républiques, ces modestes « inaugurateurs de chrysanthèmes » choisis par le Parlement. Mais tous ont en réalité un célèbre aîné : Louis-Napoléon Bonaparte, grand vainqueur, le 10 décembre 1848, de la première élection présidentielle au suffrage universel.

 

La France connaissait en février 1848 une nouvelle révolution. Tandis que Louis-Philippe Ier abandonnait le pouvoir, les républicains constituèrent un gouvernement provisoire au soir du 24 février. Deux jours plus tard, la République fut officiellement proclamée. Puis, les 23 et 24 avril, les Français choisirent leurs députés au suffrage universel masculin. Avec une mobilisation de 83% des inscrits et une large victoire des candidats affiliés au gouvernement provisoire, qui rempotèrent cinq cents sièges contre deux cent cinquante pour les monarchistes (camouflés en républicains du lendemain) et cent cinquante pour les radicaux et socialistes, les républicains connurent un double succès magnifique, qui, selon Lamartine, faisait de ces élections au suffrage universel « une merveille de sagesse, de patriotisme et d’unanimité ». En revanche, les députés se montraient réticents à l’adoption du suffrage universel pour l’élection du Président. A juste titre, les républicains, parmi lesquels figurait le futur président de la IIIe République Jules Grévy, craignaient le triomphe d’un « rejeton d’une de ces familles qui (avaient) régné sur la France » et qui aurait tenté de se perpétuer sur le trône de la présidence. Cette menace était alors incarnée par Louis-Napoléon Bonaparte. Revenu de son exil anglais lorsqu’il apprit la proclamation de la République, il souhaitait désormais devenir son maître. Le prince commença son irrésistible ascension par plusieurs succès aux législatives qui lui offrirent l’opportunité de siéger à l’Assemblée. Pour annihiler la possibilité d’une victoire du césarisme à l’élection présidentielle, le corps législatif, au cours de la séance du 6 octobre 1848, discuta l’amendement Leblond, lequel attribuait à l’Assemblée le droit de désigner le Président de la République. Considérant, à l’instar de Félix Pyat, que l’élection au suffrage universel était « un sacre bien autrement divin que l’huile de Reims et le sang de Saint-Louis », les républicains souhaitaient ardemment conserver la mainmise sur le devenir des institutions. Or, ce fut à ce moment-là que le suffrage universel trouva en Alphonse de Lamartine un héraut dont le lyrisme enthousiasma l’Assemblée. En dépit de toute autre considération, « l’élu du peuple » devait être préféré « au favori du Parlement » auquel aurait manqué les six millions de voix populaires. « Oui, quand même le peuple choisirait celui que ma prévoyance mal éclairée, peut-être, redouterait de lui voir choisir, n’importe : Alea ! jacta est. Que Dieu et le peuple prononcent ! Il faut laisser quelque chose à la Providence ! » Puis, l’Assemblée repoussait le 9 octobre un amendement qui interdisait aux Bonaparte de concourir à l’élection présidentielle. Dorénavant, le peuple était amené à la rencontre d’un homme qui devait être sa « personnification même », et dont le nom se trouvait transformé en principe. Ainsi, l’élection présidentielle invitait les Français à suivre le mouvement naturel de leur cœur. Promulguée le 4 novembre, la nouvelle Constitution établit ce principe dans son article 43 : « Le peuple français délègue le Pouvoir exécutif à un citoyen qui reçoit le titre de président de la République ». Si la domination des forces républicaines semblait s’estomper en cette fin d’année 1848, l’élection présidentielle pouvait toutefois revigorer le républicanisme des citoyens. La date du 10 décembre fut alors retenue. Louis-Napoléon Bonaparte, Cavaignac, Ledru-Rollin, Lamartine, Raspail et Changarnier se portèrent candidats. Chacun d’entre eux disposait donc d’un délai extrêmement restreint pour faire connaître sa personne et ses idées.

 

Les républicains modérés soutenaient la candidature de Cavaignac. Le général, bien qu’il fût un authentique républicain, bénéficiait également de la sympathie des conservateurs. Son nom se trouvait associé au maintien de l’ordre, car il organisa, à l’époque de son administration du ministère de la Guerre, la répression de l’insurrection ouvrière du mois de juin. Nonobstant les milliers de morts tombés sur les barricades et dans les rues de Paris, l’Assemblée déclara qu’il avait bien mérité de la patrie et lui confia la présidence du Conseil des ministres. Cavaignac occupait alors cette fonction depuis le 28 juin lorsqu’il annonça sa candidature à l’élection présidentielle. Le général pouvait s’appuyer sur son bilan comme chef du pouvoir exécutif. Dans l’exercice de cette fonction, il mena une politique autoritaire de maintien de l’ordre, en ordonnant notamment la mise en état de siège, la suspension des journaux hostiles et la déportation des insurgés. Soutenu par la majorité des députés, ainsi que par de nombreux membres de l’administration, de l’armée et des milieux d’affaires, il était le très grand favori de l’élection. Pour autant Cavaignac ne parvint pas à se faire connaître dans les campagnes, ni même à gagner les faveurs de la droite. En effet, en refusant de donner le moindre gage au parti clérical et en affichant des velléités réformistes, il se privait d’un soutien de taille, celui de la réunion de la rue de Poitiers.

 

En vertu de son nom, Bonaparte s’engageait dans la campagne avec une longueur d’avance. D’autant plus que le neveu de l’empereur allait trouver dans la réunion de la rue de Poitiers – abandonnée par Cavaignac – un parti structuré prêt à mener son candidat à la victoire. Cette réunion constituait le parti de l’Ordre, regroupant aussi bien des monarchistes que des républicains conservateurs, sous l’égide de grandes figures politiques telles que Thiers et Molé. La majorité de ses membres se rallia en effet à Louis-Napoléon Bonaparte, dès lors que celui-ci promit d’établir la liberté de l’enseignement et de rendre son trône au pape déchu. A cette époque, Adolphe Thiers, selon son mot célèbre mais probablement apocryphe, voyait en la personne du prince « un crétin » qu’il allait mener à sa guise. Louis-Napoléon Bonaparte devait, au contraire, bientôt se jouer du parti de l’Ordre. Pour l’heure, il menait campagne en affectant d’être le candidat de tous les Français. Pour les insurgés, il prônait le pardon ; pour les industriels, il défendait la liberté d’initiative ; pour les ouvriers enfin, il s’appuyait sur les idées socialistes contenues dans son ouvrage De l’extinction du paupérisme. Placé sous la protection de la « mémoire de l’Empereur », son manifeste plaidait en faveur de l’établissement d’un « gouvernement juste et ferme », capable de rétablir « l’ordre dans les esprits comme dans les choses », de protéger « la religion, la famille, la propriété », de calmer les haines et de réconcilier les partis. Surtout, le prince s’engageait à céder, à l’issue de son mandat, un pouvoir affermi à son successeur.

 

Tandis que le parti de l’Ordre organisait le grand rassemblement de la droite, la gauche se divisait en deux camps. Les républicains déçus par Cavaignac prirent le parti de soutenir l’avocat Alexandre Ledru-Rollin, membre éminent du gouvernement provisoire dès le mois de février. Sa candidature constituait alors une tentative de réunion des courants de gauche sous l’étiquette démocrate-socialiste. De nombreux jacobins et socialistes menaient ainsi sa campagne, malgré leur hostilité à l’institution de la présidence de la République qui, à leurs yeux, avait le défaut de faire prévaloir les hommes aux principes. D’autres au contraire refusèrent de se compromettre avec Ledru-Rollin auquel ils reprochaient sa participation au gouvernement provisoire. Ils l’accusaient de surcroît d’avoir réprimé la manifestation en faveur de la Pologne, organisée par l’extrême gauche le 15 mai, et d’avoir lui-même arrêté son rival socialiste dans cette élection. Ces derniers se portèrent en effet vers François-Vincent Raspail. Par cette candidature de principe, Raspail entendait contester tous les autres candidats, et dénoncer en particulier l’imposture de Ledru-Rollin. Dans leur Appel aux sentiments de l’unité démocratique et sociale, ses partisans écrivaient alors : « Ledru-Rollin n’est pas démocrate socialiste, Raspail l’a toujours été » ou bien encore : « Raspail a déterminé par son énergie la proclamation de la République ; Ledru-Rollin ne l’a pas fait ; mais en revanche, il a déterminé le triomphe de la réaction ». La révolution et l’instauration du socialisme ne pouvaient se réaliser qu’avec des hommes de bonne foi et amis du progrès. Or, si Ledru-Rollin était présenté comme un aristocrate, Raspail était dépeint comme « l’homme sincère, le socialiste inébranlable, le véritable ami du peuple ».

 

Parmi les candidats républicains, s’ajoutait le nom de Lamartine. Alors qu’il avait d’abord renoncé à se soumettre au suffrage, il présenta finalement sa candidature dans l’espoir de prévenir l’instauration par Bonaparte ou Cavaignac d’un pouvoir dictatorial. Le poète romantique essayait donc d’incarner un républicanisme libéral. Ses partisans faisaient prévaloir son action au gouvernement provisoire et exhortaient les citoyens à se rappeler « qu’il sauva la France de l’anarchie ; qu’il avança la civilisation morale d’un siècle en quelques journées », qu’il fut « le révélateur des trois sublimes Principes-sociaux : Liberté ! – Egalité ! – Fraternité ! ». Mais la popularité de Lamartine était chimérique. Enfin, le dernier candidat représentait un courant monarchiste moribond. Changarnier, héros des expéditions militaires d’Algérie, désormais membre de la Constituante et commandant en chef des gardes nationales de la Seine, fut choisi par des légitimistes rejetant toute compromission avec un autre candidat. Alors que sa candidature semblait vouée à l’échec, le général annonça le 6 décembre qu’il préférait se retirer afin de ne pas diviser le camp des modérés, avant de finalement se maintenir dans la course engagée.

 

Déjà l’idée d’un « vote utile » apparaissait pour réduire l’élection présidentielle en un duel opposant Bonaparte à Cavaignac. Mais en réalité l’élection revêtit davantage les aspects d’un plébiscite en faveur de Louis-Napoléon Bonaparte. Sa victoire déjà certaine, l’entourage du futur prince-président commençait à aménager le palais de l’Elysée et à recruter le personnel nécessaire. Les résultats officiels furent proclamés le 20 décembre. Avec 74% des suffrages exprimés, il distançait nettement Cavaignac (19,81%), Ledru-Rollin (5,6%), Raspail (0,51%), Lamartine (0,23%) et Changarnier (0,06%). Le taux de participation atteignant 75,6% lui assurait de surcroît une incontestable légitimité. Le triomphe du prince reposait sur l’exceptionnelle capacité de rassemblement des idées napoléoniennes. Car son programme était une synthèse des principes révolutionnaires et des principes d’ordre et d’autorité. Dès lors, une victoire de Louis-Napoléon Bonaparte éloignait à la fois tout risque de restauration de l’Ancien Régime et repoussait tout risque d’anarchie. Le monde paysan, resté à l’écart de la vie politique, et dont les aspirations politiques étaient largement méconnues, se tourna spontanément vers le nom illustre de Bonaparte. De même, ses idées socialistes inspirèrent la confiance du monde ouvrier. Seul Cavaignac était parvenu à endiguer la vague bonapartiste, en obtenant les voix des classes moyennes et de la bourgeoisie partiellement acquises à la République.

 

D’après l’analyse du Moniteur, « Tout un système (avait) triomphé au 10 décembre. Car le nom de Napoléon (était) à lui seul un programme. Il (voulait) dire : à l’intérieur, ordre, autorité, religion, bien-être du peuple, à l’extérieur, dignité nationale. » Assurément, le césarisme démocratique devait bientôt succéder à la République. Tout d’abord, le gouvernement composé par Louis-Napoléon Bonaparte, dont la présidence fut confiée à Odilon Barrot, ne comprenait aucun républicain. Puis, les élections législatives de mai 1849 confirmèrent la déchéance des républicains. Le parti de l’Ordre remporta un succès éclatant, qui transforma l’Assemblée en une chambre conservatrice. Celle-ci demeura en conflit ouvert avec le Président de la République jusqu’au coup d’Etat du 2 décembre 1851 qui ouvrit enfin une voie royale au rétablissement de l’Empire.

 

Jérémy Maloir

 

 


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