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Lysias le premier as de la plaidoirie

L’amphithéâtre Cujas résonne encore des quatre éloquentes diatribes des valeureux As de la plaidoirie version 2018 et l'étudiant en droit s'est peut-être déjà posé la question de l'éloquence au cours d'un procès. Si aujourd'hui certains avocats sont médiatisés, l'Histoire a retenu elle aussi quelques grands noms du discours. Il existe ainsi une foule de tyrans, généraux, prédicateurs avocats qui ont su, par leur art, transcender les siècles.  

L'orateur qui nous intéresse ici est une star de l'antiquité. Un homme au destin exceptionnel, à la langue acérée et à la plume prolixe. Il s'agit de Lysias. Il fut reconnu par ses contemporains comme l'un des plus grands orateurs de son temps et quelques siècles après sa mort, le grand Cicéron n'aura de cesse de rendre hommage à ce maître du procès.

 

Lysias naquit vers -445 av. JC. S'il était bel et bien grec, il n'était pas pour autant un athénien de souche. Son père venait de la ville de Syracuse et Lysias appartenait donc à la catégorie des métèques, littéralement un « cohabitant » le privant de fait de certains droits inhérents aux citoyens de la ville protégée d'Athéna. A l'âge de quinze ans, il partit vivre avec son frère Polémarque dans la ville de Thourioï en Italie méridionale. On raconte qu'il étudia la rhétorique auprès du fameux Tisias. Il revint quelques années plus tard à Athènes où il put se consacrer à l'entreprise héritée de son père : une armurerie. 

 

La vie de Lysias changea brusquement en -404 lors d'un putsch oligarchique appelé « putsch des Trente Tyrans ». Il n'eut d'autre choix que de fuir, son frère Polémarque se faisant exécuter sans procès. Lysias se retira quelques temps à la campagne et revint à Athènes dès qu'il put. Il espérait que ses états de service et sa lutte pour la démocratie lui vaudraient l'honneur de devenir citoyen athénien mais il n'en fut rien. 

 

En tant que métèque, Lysias ne pouvait pas plaider devant un tribunal. Il débuta alors une carrière de logographe, littéralement écrivain de discours. Ses débuts se font en fanfare : l'un de ses premiers discours, c'est le seul qu'il prononcera lui-même, est intitulé contre Eratosthène. C'est l'un des « Trente Tyrans » responsable de la mort de son frère. Le tribunal ne fut pas convaincu mais la plume su séduire car à partir de ce jour, la carrière de logographe de Lysias fut lancée.

 

Et quelle carrière ! Lysias pouvait très largement vivre de sa plume, sans doute la plus onéreuse d'Athènes. Il enseigna également la rhétorique et on lui attribue quatre-cent-vingt-cinq discours dont deux-cent-trente-trois sont avérés authentiques. Il resta le logographe le plus en vue de l'agora jusqu'à sa mort, vers -380, et restera une référence tant littéraire qu'intellectuelle pour Aristote ou encore Cicéron. La liste des grands orateurs écrite par Denys d'Halicarnasse reprise par pseudo Plutarque place Lysias dans les dix grands orateurs attiques.

 

Aujourd'hui, une telle gloire pour un écrivain de discours peut sembler étrange. Il n'en est rien à Athènes où le discours tenait une place prépondérante et où la justice était l'affaire entière de la cité. C'est bien cela qui explique la célébrité de Lysias.

 

Athènes offrait ainsi aux orateurs de véritables possibilités d'élévation sociale, que ce soit par le débat politique ou le débat judiciaire rattachés par la sémantique grecque puisque agon signifiait autant combat que procès. L'art de la rhétorique était souvent porté par des gens éclairés, aristocrates athéniens bénéficiant des leçons des rhétoriciens, souvent étrangers. Les discours grecs regorgeaient ainsi de figures de style, de références littéraires et la forme du discours comme l'ethos reflétaient souvent l'art de vivre. 

 

Toute la vie politique athénienne, donc concernant au sens premier les affaires de la ville, était tournée vers l'oralité. L'Ekklesia ou assemblée du peuple prenait toutes les décisions de la vie courante, affectant la marche de la cité. D'abord sur l'agora puis sur une pente aménagée spécialement de la Pnyx, les citoyens athéniens (en étaient donc exclus les femmes, les métèques et les esclaves) décidaient des traités de guerre et de paix, du bannissement de tel citoyen ou de l'exigence d'un travail de salubrité publique. Athènes donnait même une compensation en argent pour chaque jour de travail manqué pour un rassemblement à l'Ekklesia puis au tribunal.Seule la boulê, ou conseil, limitait les pouvoirs de l'assemblée du peuple notamment en ce qui concernait les discussions sur la loi. Mais là encore le conseil était composé d'athéniens tirés au sort, rendant impératif un certain savoir rhétorique.

Mais l'art oratoire était également mis à l'honneur aux procès. Athènes était friande des joutes judiciaires et les procès rythmaient la vie politique de la cité. Et c'est précisément dans cet exercice qu'excelle Lysias. Avant de voir un exemple de son génie, il convient de voir la teneur et l'importance qu'avaient les procès dans l'antiquité. 

 

Comme la politique évoquée précédemment, les procès étaient une affaire d'état, donc de citoyens ! L'Aéropage conservait la primeur quant aux meurtres avec préméditations mais la plupart des procès se tenaient dans de gigantesques cours, les dikasteria qui siègent à l'Héliée, un tribunal à ciel ouvert. Ce tribunal se caractérisait par son gigantisme : il était composé de six mille héliastes, tirés au sort parmi l'Ekklesia. En vérité, ne siégeaient qu'entre cinq-cents et deux-mille-cinq-cents héliastes. Les citoyens aimaient particulièrement être tirés au sort, leur absence leur permettant de toucher l'obole, une compensation suffisante pour que certains citoyens s'arrangent pour gagner leur vie en tant qu'héliastes...

 

La justice étant populaire, les jurés d'un procès n’étaient donc pas forcément au fait des canons du droit. D'où l'importance d'un discours percutant. Les juges devaient en principe se taire et l'interrogation des témoins était à la charge des différentes parties. Par ailleurs, si le demandeur avait le droit à un avocat, l'accusé quant à lui devait faire face seul ! C'est ainsi que se révélait toute l'utilité d'un logographe. 

 

Il a été convenu par ses contemporains que les discours de Lysias devant le tribunal relevaient de la grande littérature. Pour autant, son style était très compréhensible, usant d'un vocabulaire de tous les jours. Il n'usait pas de figures de style avec abondance mais ses détracteurs lui reprochaient de trop grandes emphases. Mais pour comprendre le génie de l'homme, autant observer l'un des procès dont il eût la charge.

 

Le premier des trente-cinq discours de Lysias qui nous sont parvenus est en effet édifiant quant à la stratégie de Lysias. Il s'agit là du Discours en défense sur le meurtre d'Eratosthène (encore un!). Dans ce cas, un citoyen d'Athènes, Euphiletos avait assassiné un autre citoyen, Eratosthène donc, après avoir découvert que celui-ci était l'amant de sa femme. Le droit attique autorisait un mari trompé à venger son honneur en tuant l'amant mais il ne devait pas y avoir de préméditation sous peine de devenir un assassinat. 

 

Lysias, avec une certaine espièglerie, fait passer son client pour le cocu benêt, incapable de monter une machination meurtrière. Le discours de Lysias ressemble ainsi à une tragi-comédie surtout quand il laisse à Euphiletos le soin de raconter les faits. 

 

Ce dernier ne pouvait pas être trompé ! Bien sûr, puisqu'il aimait sa femme ! La réciproque devait être d'autant plus vraie qu'elle lui donna bien vite un enfant. La rencontre entre la femme est l'amant fut des plus aisées puisqu'elle se fit durant la cérémonie funéraire de la mère du futur malheureux Euphiletos. Lysias dans son discours fait tout pour faire apparaître la naïveté de son client. La femme de son client lui fait une scène de jalousie concernant une esclave, il serait impossible qu'elle-même eût pu se voir reprocher quoi que ce soit ! Ainsi, ni les portes qui s'ouvrent la nuit, ni les cris du bébé à l'étage, ni les coupes de cheveux en désordre ne parviennent à ouvrir les yeux d'un pauvre mari trop bête car trop amoureux. L'amant est donc un serial lover, un Don Juan avant l'heure. 

 

C'est un tiers qui ouvrira les yeux d'Euphiletos, une esclave. Sur le coup de la colère, il part au domicile de son désormais rival, prenant avec lui un nombre conséquent de témoin. Bien sûr, la surprise à l'arrivée est mauvaise. Dans un élan de rage juste, il tue l'outrecuidant. Et c'est à cet instant précis, après le discours maladroit et long de son client que Lysias reprend la plume et transforme le benêt en homme juste et droit d'Athènes. Ce sera la seule emphase du discours emprunte du pathos, cher aux tragédiens. 

 

« Ce n'est pas moi qui vais te tuer (…) mais la loi de la cité que tu as violée, cette loi que tu as fait passer après tes plaisirs, aimant mieux outrager ma femme et insulter mes enfants que d'obéir aux lois et rester honnête. Ainsi juges, cet homme a reçu le châtiment que les lois prescrivent pour de tels actes ! »

 

Le tour est joué. Ce n'est plus le naïf qui parle mais bien la loi, magnifiée, personnifiée. L'image que laisse Lysias aux juges n'est plus celle d'un homme tuant un autre par surprise mais bien celle d'une justice implacable. Quel effet pour des jurés ne connaissant pas le droit ! Tout le reste de l'argumentation vise à jeter des preuves aux yeux des jurés. 

 

La force de Lysias résidait dans ses narrations. Aristote décrivait l'ethos comme la manière d'être le plus convaincant à l'oral. L'ethos consistait à une narration simple, faisant le l'orateur quelqu'un de proche des auditeurs et de très convaincant. Les discours rapportés de Lysias nous prouvent qu'il est resté le plus grand maître dans ce domaine de la rhétorique. L'orateur, grâce à son logographe pouvait ainsi apparaître comme un héros banal, allant au-devant de la justice avec pudeur mais efficacité. 

 

Voilà le génie de Lysias, la simplicité. Les grecs ne s'y sont pas trompés. Aristote louait son génie et le plus célèbre avocat de l'antiquité, Cicéron, a travaillé ses discours comme la plus pure perfection d'exercices sur l'ethos. 

 

La descendance, au moins spirituelle, du maître fera elle aussi parler d'elle. En effet, Lysias fut professeur d'Isée, également connu comme l'un des dix orateurs attiques et lui-même professeur du plus fameux orateur de Grèce : Démosthène. La filiation perdure aujourd'hui puisque la conférence Lysias dont fait partie l'As de la plaidoirie réunit les meilleurs bretteurs du verbe des facultés de droit françaises. Les lauréats sont ainsi sous les meilleurs hospices et on espère que l'amphithéâtre Cujas résonnera encore d'hommages à l'un des plus brillants avocats de son temps.

 

Le mot de la fin, car un discours se doit de finir en apothéose, reviendra à Denys d'Halicarnasse. Il portait Lysias aux nues mais restait tout de même critique sur la profession qu'il exerçait lui-même par ailleurs. Selon lui, Lysias restait la perfection dans les discours et on peut entendre l'écho de ses clients satisfaits dire « On croit Lysias, même quand il ment » !

 

 

Jean Persil


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