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Donner (à voir) la vie

« Il y a toujours dans ma peinture une idée philosophique humanitaire plus ou moins cachée. À vous de la trouver » a déclaré Gustave COURBET. Chef de file du réalisme, il a affirmé très tôt, dès 1848, son opposition au courant idéaliste ainsi qu’aux exaltations excessives du romantisme. Son œuvre constitue un mélange des genres où les frontières artistiques rigides de l’époque s’estompent. « Savoir pour pouvoir, telle fut ma pensée. Être à même de traduire les mœurs, les idées, l’aspect de mon époque, selon mon appréciation ; être non seulement un peintre mais encore un homme ; en un mot faire de l’art vivant, tel est mon but », écrit Gustave COURBET. Ses peintures exposées au Salon ont heurté la critique et ont provoqué le scandale et l’incompréhension de ses contemporains. Transgressant la hiérarchie des genres propre à la tradition académique, G. COURBET a présenté des œuvres réalistes dans lesquelles l’histoire contemporaine occupe une place prépondérante. Visionnaire et anticonformiste, il affirmait ainsi que « l’art historique est par essence contemporain » produisant des toiles volontairement provocatrices telles que : « Un enterrement à Ornans » (1849-1850) ou « Les baigneuses » (1853). Quelques années plus tard, ses outrances et plus particulièrement ses outrages à la morale religieuse l’ont exclu du Salon où il exposait. C’est au cours de cette période qu’il honora une commande privée qui constitue l’une de ses peintures les plus provocantes : « L’Origine du Monde » (1866). Toutefois, son œuvre ne saurait se réduire au seul réalisme pictural. En effet, son art porte intrinsèquement les courants modernistes développés, à la fin du XIXème siècle par Paul CÉZANNE ou Édouard MANET. Le parallélisme saisissant entre ces peintres modernistes et G. COURBET atteint son paroxysme avec une œuvre : « L’Olympia », peinte en 1863 par E. MANET.

 

            « L’Origine du Monde » a été réalisé durant les années fastes de G. COURBET mais n’a pas été exposé au public avant la fin du XXème siècle. L’un des premiers propriétaires de l’œuvre, l’écrivain Maxime DU CAMP, voyant en elle : « une femme de grandeur naturelle, vue de face, émue et convulsée, remarquablement peinte, reproduite con amore, ainsi que disent les Italiens, et donnant le dernier mot du réalisme ». La peinture, commandée en même temps que « Le Sommeil », par le diplomate ottoman KHALIL-BEY, est exposée chez lui derrière un rideau vert, couleur de l’islam. Ruiné, il revend « L’Origine du Monde » qui se transmet alors à plusieurs collectionneurs d’art. L’œuvre sera exposée pour la première fois en 1988 à New York. Le dernier particulier propriétaire du tableau est le psychanalyste Jacques LACAN qui le gardera masqué derrière le tableau « Terre érotique » d’André MASSON. Les héritiers de J. LACAN ont convenu, avec le ministère de l’économie, que les droits de successions seraient réglés par la dation de l’œuvre au Musée d’Orsay. Ainsi, elle est entrée dans les collections permanentes du musée en 1995. La particularité du tableau réside, outre son caractère provocateur et réaliste, dans « l’inconcevable oubli » de l’artisan qui avait négligé de représenter, entre autres, les mains, les bras, les épaules, le cou et la tête. Cet oubli tel qu’indiqué par M. DU CAMP a été fait à dessein par G. COURBET qui souhaitait centrer le tableau sur la sensualité et la pose lascive du sujet. Il s’agit d’une œuvre suggestive dans laquelle les sens sont exacerbés. Cette œuvre constitue une exaltation du corps de la femme et de la sexualité. En témoigne la pigmentation rouge de la vulve, sujet central du tableau, qui constitue une figuration des ébats charnels de cette femme dont on ne sait rien. Le peintre a initié une révolution dans la représentation du nu en allant à l’encontre des canons de l’époque qui n’autorisaient une forme d’érotisme dans les représentations mythologiques qui a alors « puisé dans l’entière connaissance de la tradition le sentiment raisonné et indépendant de (sa) propre individualité » (G. COURBET).

            Cependant, l’identité mystérieuse du tableau a attendu cent-cinquante-deux ans avant d’être dévoilée, bien que de nombreux noms de modèles aient été prononcés tels que celui de Joanna HIFFERMAN, maîtresse de G. COURBET lors de la réalisation de l’œuvre ou encore celui de Jeanne DE TOURBEY, célèbre maîtresse de KALIL-BEY. Désormais, « L’Origine du Monde » de G. COURBET a un visage, comme le titrait « le Monde ». Celle-ci est enfin révélée par Claude SCHOPP, in L’Origine du mode, vie du modèle, lors de son analyse de la correspondance entre Alexandre DUMAS fils et George SAND. Intrigué par une erreur de transcription dans cette dernière datant de juin 1871, « On ne peint pas de son pinceau le plus délicat et le plus sonore l’interview de Mlle QUÉNIAUX de l’Opéra pour le Turc qui s’y hébergeait de temps en temps, le tout de grandeur naturelle », ce spécialiste de DUMAS relève l’anachronisme du terme « interview » devant être remplacé par celui « d’intérieur » donnant tout son sens à la révélation, après vérification de la lettre originale auprès de la Bibliothèque nationale de France. Les spécialistes semblent s’accorder sur l’identité du modèle car louée pour sa chevelure baie et ses « beaux sourcils noirs », le tableau semble dépeindre une pilosité abondante fidèle au modèle. Le modèle, Constance QUÉNIAUX, femme du peuple, a su s’entourer afin de devenir une étoile ascendante dans la vie parisienne, et devenir une femme de bien. Qualifiée de « danseuse de second ordre à l’Opéra de Paris » et « sans doute une excellente demi mondaine » par le célèbre chercheur, également considérée comme un talisman aux jeux, elle était la maîtresse occasionnelle du grand joueur et diplomate KALIL-BEY. À sa mort en 1908, la généreuse donatrice entre définitivement dans le grand monde. La résolution de cette ancienne énigme lui redonne vie, elle n’est plus une « chair anonyme », elle est « un corps triomphant », la chose redevient sujet, le corps redevient Femme s’incarnant en Constance QUÉNIAUX.

            Une incarnation réaliste ou pornographique ? Une ode à la femme ou à la vie, cette œuvre de G. COURBET a marqué les temps et les esprits, si bien que l’artiste Déborah DE ROBERTIS a utilisé le caractère sulfureux du tableau pour oser un geste audacieux. Le 29 mai 2014, cette performeuse luxembourgeoise, vêtue d’une robe dorée rappelant le cadre de l’œuvre, pose les cuisses écartées dévoilant son sexe comme un miroir, une mise en abîme du tableau exposé en arrière-plan. Cette représentation est accompagnée d’un fond sonore incantant sur un Ave Maria revisité : « Je suis l’origine, je suis toutes les femmes, tu ne m’as pas vue, je veux que tu me reconnaisses, vierge comme l’eau créatrice du sperme », mettant en scène de manière réaliste le cadrage brut et la carnation du tableau. À son sens, « l’absence de visage est une invitation à prendre cette place qu’il a laissée ». (Cette audace ou exhibitionnisme, comme il vous conviendra, fait suite à une série de photographies tirée et intitulée « Mémoire de l’origine » dans laquelle Déborah DE ROBERTIS offre la même position au photographe qu’aux visiteurs du Musée d’Orsay.) La performance fait le buzz et fait entrer Déborah DE ROBERTIS au rang des artistes féminines reconnues. C’est pourquoi, la même année, le Casino de Luxembourg lui propose d’exposer ses différents projets vidéos et photographiques. L’exposition est annulée. L’artiste réagira en s’exprimant « Pourquoi devrait-on promouvoir une exposition et passer sous silence son annulation ? S’agit-il d’une censure plus insidieuse et impalpable qui s’exerce sur le point de vue du sexe féminin dans l’art comme dans le monde ? ». Cependant, ce geste ne sera que le premier d’une longue liste. Elle posera ensuite nue devant « l’Olympe » de E. MANET une nouvelle fois au Musée d’Orsay, le 16 janvier 2016, devant « la Joconde » de L. DE VINCI en scandant « Ma Mona Lisa, Ma chatte, Mon copyright », au Louvre, le 24 septembre 2017, enfin, sa dernière parution fut au sanctuaire de Lourdes, le 14 août 2018, uniquement vêtue d’un voile bleu comme une incarnation de la Vierge. Elle sera ainsi à chaque fois accusée d’exhibition sexuelle pour être relaxée chaque fois. Se considérant en représentation à chacun de ses actes, elle se justifie en déclarant dans une entrevue donnée à FranceInfo « Je ne vois pas en quoi un sexe de femme, tel que je l’expose, serait choquant ». Le tribunal lui donne raison et considère ses apparitions partiellement dénudées comme n’étant « pas constitutives d’une exhibition » mais d’un « acte militant et artistique ».

            Quoi qu’il en soit en 2011, la censure de « L’Origine du Monde » par Facebook a suscité de vives critiques. En effet, l’entreprise américaine a désactivé les comptes d’utilisateurs qui avaient publié le tableau de G. COURBET. Facebook reprochait alors le non-respect des règles d’utilisation du réseau social. Des voix se sont élevées contre cette position et l’entreprise a été assignée en justice pour atteinte à la liberté d’expression. En mars 2018, les juges se sont prononcés sur le fond du litige et ont reconnu une faute du réseau social. Toutefois, le tribunal n’a pas reconnu que le demandeur avait subi un préjudice dans la mesure où il a pu ouvrir un second compte à la suite de la fermeture du premier. Les juges se sont toutefois gardés de se prononcer sur l’art ou la nudité dans cette affaire. En effet, au-delà de la notion de préjudice, ce litige invite à se questionner sur la différence entre l’art et la pornographie. Toutefois, en ce qui concerne « L’Origine du Monde », la distinction reste complexe. Retenir une des deux conceptions reviendrait à amputer l’œuvre d’une de ses caractéristiques telles que voulues par le peintre. En effet, réduire l’œuvre à de la pornographie évincerait alors la remarquable peinture et le réalisme de l’œuvre. À l’inverse, écarter le caractère pornographique de l’œuvre conduirait à évincer la provocation qui constitue l’âme du tableau. Il est intéressant de constater que 150 ans après sa création, « L’Origine du Monde » pose encore la question de la censure de la représentation du corps féminin.

            Des tabous de la carnation féminine vers une banalisation du nu ? Dans la même lignée de clameur d’une égalité des sexes et d’une rupture des tabous, Déborah DE ROBERTIS a choisi de représenter avec son corps, celui de la Femme, ORLAN, dans son art, celui de l’Homme. Dans le cadre de l’exposition « Masculin / Masculin. L’homme nu dans l’art, de 1800 à nos jours » présente au Musée d’Orsay du 24 septembre 2013 au 12 janvier 2014, ORLAN propose son photomontage « L’Origine de la guerre », réalisé en 1989, dans lequel est représenté un sexe (celui de Jean-Christophe BOUVET) en quasi-érection dépeignant scrupuleusement les tons et format de l’œuvre de G. COURBET. L’identité du modèle est certes connue mais ORLAN tient à montrer « l’équivalent masculin » du tableau en lui coupant la tête, les bras et les jambes. L’artiste a choisi une représentation « non-humiliante », comme elle le dit, du sexe. Or, la polémique de l’érection reste entière. Afin d’éviter une condamnation pour pornographie, le musée a adopté le subterfuge de le placer en hauteur. Ainsi, en fonction de la perspective de l’œuvre, le sexe est ou non en érection. Cette volonté de parallélisme avec « l’Origine du Monde » met en avant les deux versants de l’humanité : la Femme à l’origine de vie et l’Homme à l’origine de la guerre entre les sexes avec sa toute-puissance, sa souveraineté et sa virilité mais également la cause de la barbarie mondiale. Ainsi, dans ce paradoxe, le corps déshabillé de la Femme continue de troubler voire de révulser, autant que le nu de l’Homme reste objet de virilité, de passion voire de désir. Dès lors, pourquoi, dans une société telle que la nôtre, il existe encore de tels interdits quant à la chair féminine ? Tant de femmes nues offertes à nos yeux et encore tant de tabous sur ces corps…

 

J. & M.


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