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L’inégalité des chances

Lorsque j’étais en première année de sociologie, les amphithéâtres débordaient d’étudiants. Nous étions environ 300. Certains retardataires se voyaient contraints de rejoindre les marches d’escalier pour prendre place à nos côtés et suivre le cours. Les mois suivants, la salle s’est naturellement allégée de sa population, permettant finalement à chacun de suivre le cours sans se sentir tel un anim

L’arrivée de Parcoursup peut avoir un avantage : “accueillir des étudiants dont on pense qu'ils ont plus de chances de réussir que de chances d'abandonner[i].

            Dans une société qui se veut de plus en plus individualiste, qui rêve de liberté et où chacun voudrait pouvoir faire ce qu’il veut sans qu’on lui dise qu’il n’est pas capable de le faire, l’annonce passe mal et les désireux de rejoindre les bancs de l’université digèrent mal l’idée qu’on les prive de l’expérience étudiante. Rappelons par ailleurs, à juste titre, que l’université est avant tout un lieu de transmission du savoir, et ce pour le plus grand nombre : c’est une mission de service public. Or le gouvernement la transforme, par le biais d’une sélection qui peut être qualifiée d’injuste, en une formation élitiste. Du moins, plus élitiste encore[ii].

           

            Et néanmoins pour comprendre tout cela, il faut davantage creuser, car c’est en réalité tout le système scolaire français qui est inégalitaire puisqu’il reproduit les inégalités sociales en son sein. Il se décrit comme méritocratique (tu as 15 de moyenne, tu es un bon élève, tu as 8, tu es nul). En réalité, dès les prémices de l’entrée sur le “marché de l’école”, nous n’avons pas les mêmes chances de réussir. Entre un individu qui n’a connu que les ZEP, dont les parents ouvriers et non diplômés n’ont pas pu réaliser un suivi scolaire suffisamment important et dont on n’a jamais salué les exploits scolaires et qui devra travailler à côté de ses études pour vivre, et entre un individu qui a toujours étudié en établissements privés, accompagné et soutenu par des cours particuliers, avec des parents cadres diplômés du supérieur qui peuvent financièrement l’épauler, devinez lequel ira signer avant le début du partiel sans faire sa rédaction ? Et plus le niveau d’étude augmente, plus l’écart entre classes sociales se creuse[iii].

            L’échec scolaire, appréhendé comme un “problème social”, découle d’une massification / démocratisation scolaire du secondaire impulsée dès les années 1960. Ce qui n’a pas changé depuis, c’est que l’école reproduit les codes culturels d’une classe dominante, ne permettant jamais complètement à la classe populaire ou moyenne de les assimiler. Ce décalage de l’héritage culturel entre classes sociales renvoie donc inéluctablement vers une élimination scolaire par effets de la reproduction des inégalités sociales à l’école. Ce décalage sera d’ailleurs d’autant plus effectif et troublant à l’entrée à l’université où les codes culturels des “dominants” sont plus forts (langages “savants”)[iv] .

            Les étudiants plus favorisés socialement accèdent à des formations certes plus onéreuses, mais surtout tournées quasiment instantanément vers le marché du travail. Ils opèrent sinon des choix plus stratégiques qui leur permettront de réussir. Pour les moins favorisés, s’il n’y a pas eu d’abandon ou d’échec entre temps, il sera plus difficile de convertir leurs diplômes en emploi une fois leurs études terminées.

            Tous ces phénomènes socialement différenciés mais surtout hiérarchisés, sont qualifiés en sociologie de violence symbolique[v] : l’institutionnalisation d’un pouvoir détenu 6 (consciemment ou non) par certains, au détriment d’autres.

            Les “choix” que nous faisons ne sont pas toujours logiques, mais surtout, nous sommes porteurs d’une histoire sociale qui nous dépasse et dont nous n’arrivons pas à nous détacher. Ces “choix” s’opèrent finalement à travers la notion d’habitus théorisée par Pierre Bourdieu. L’habitus est une construction sociale en deux principaux temps, la socialisation primaire (enfance) et secondaire (âge adulte) par lesquelles un apprentissage d’être, de penser et d’agir va façonner les individus. Selon l’auteur et à partir des éléments précédemment cités, il convient donc davantage parler d’habitus de classes.

 

            Par effet aussi d’autocensure, les filles iront plutôt vers des filières littéraires que scientifiques contrairement aux garçons[vi] . Les jeunes issus de classes supérieurs se dirigeront 7 vers des études plutôt longues tandis que les moins favorisés préfèreront une formation plus courte dans l’idée qu’un travail leur sera plus vite attribué, tandis que statistiquement, on échappe davantage aux chômages avec des diplômes dans la poche. En 2017, le taux du chômage était quatre fois plus important pour les non-diplômés que ceux justifiant d’un diplôme bac+2. En trente ans, ce taux a doublé[vii] .

            Evidemment, tout cela reste généralisé et bien heureusement de nombreuses familles de milieux populaires possédant un faible capital scolaire parviennent à déjouer le jeu scolaire français en rendant symbolique ou effective la place de l’enfant écolier dans le foyer. En donnant de la valeur à l’école et aux études dans le cadre familial, et ce, dès le plus jeune âge, l’investissement des parents peut avoir un impact considérable sur le sort des enfants[viii].

 

[i]     Sélection à la fac : les faits et les peurs, François Dubet, L’Express, 05/04/2018

[ii]    Plaidoyer contre la sélection à l’entrée du master, Albert Ciccone, Le carnet psy n°5, 2009

[iii]   Egalités des chances : seul un étudiant sur dix est enfant d’ouvrier, Catherine de Coppet, EducPros, 30/05/2017

[iv]   Les héritiers, Bourdieu et Passeron, Les éditions de minuit, 1964

[v]    La reproduction, Bourdieu et Passeron, Les éditions de minuit, 1970

[vi]   Les inégalités scolaires en France : évolutions, contradictions et paradoxes, Jean-Yves Rochex, 16/07/2017

[vii]  Observatoire des inégalités, 2017

[viii] La réussite scolaire en milieux populaires ou les conditions sociales d’une schizophrénie heureuse, Bernard Lahire, 1998

 

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