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Quand le "sexe" devient une arme de guerre

  « L’art de la guerre, c’est de soumettre l’ennemi sans combat » – Sun Tzu, « L’art de la guerre ».

 

Comme le suggère le célèbre stratège chinois, l’idéal dans un conflit serait de vaincre l’ennemi en évitant la confrontation. Une victoire sans combat permet de dominer l’autre sans subir de pertes inutiles car évitables. Le mythe de Judith dans le Livre de Judith (Ancien Testament) reprend cette tactique : Judith, par amour de Dieu et de son peuple, séduit le général Holopherne assiégeant sa ville. Après avoir enivré le général dans sa tente, elle lui tranche la tête et la montre aux assiégés galvanisés par cet acte. L’armée assiégeante ne résistera pas, affaiblie par la perte de leur général. De cette manière, l’ennemi fut gravement atteint avant l’affrontement, non pas physiquement mais moralement par la perte d’un symbole, la mort du chef de guerre. L’enseignement de Sun Tzu et son application indirecte dans la Bible concernent un domaine précis du monde militaire – la guerre psychologique. L’objectif de la guerre psychologique est similaire à la citation de Sun Tzu, gagner le conflit sans combattre, mais il peut être aussi d’affaiblir l’ennemi en réduisant son aptitude au combat, notamment en frappant son moral, sa motivation ; les actions psychologiques sont alors complémentaires à l’affrontement physique.                   

 

Considérer que le « sexe » puisse devenir un instrument, une arme est dérangeant car le sujet est empreint de tabou. Le « sexe » touche à l'intimité de l'individu et peut avoir des implications plus ou moins importantes dans sa vie, si l'on se rapporte aux travaux du psychanalyste Sigmund Freud. Ce caractère à la fois attractif et déstabilisateur du sexe en fait une composante de la guerre psychologique, qui s'attaquera à l'ennemi par tous les moyens capables de l'atteindre – c'est une méthode de guerre irrégulière. Toutefois, le « sexe » fut utilisé bien avant que l'on conceptualise la guerre psychologique, ce qui pourrait traduire ici une évolution de son utilisation et de ses objectifs. Les conflits armés n’impliquent pas seulement des militaires mais aussi des civils, ce seront ces derniers qui subiront le plus souvent les dommages de ces actes – l’ennemi peut donc tout aussi bien être un militaire qu’un civil. Malgré les protections offertes par le droit international humanitaire à travers l’article 3 commun des Conventions de Genève, l’utilisation du « sexe » dans les conflits est plus récent que « l’Enlèvement des Sabines » par les Romains. Son champ d’action s’étend de la volonté de destruction de « l’ennemi » lors de nettoyage ethnique jusqu’au discrédit des belligérants par des opérations secrètes.

 

                  Dans l’intimité de l’ennemi, le « sexe » comme technique de sape

 

                Avec la réduction des conflits entre États, les affrontements directs se font plus rares mais le sexe reste une arme pour certains États, qu’il s’agisse d’en user comme un moyen de renseignement ou bien comme un appât. Faisant partie de l’intimité de l’individu, le sexe n’apparaît pas seulement comme un moyen pour traumatiser l’ennemi tel que cela a été le cas avec le viol de guerre. Ici, il est envisagé comme une faiblesse de l’ennemi notamment en s’en prenant à sa libido. Mais il n’y a aucune volonté d’atteindre la personne dans son intégrité sexuelle, le but est de tirer avantage d’un point faible de l’adversaire. Le mythe de Judith l’illustre parfaitement : en séduisant le général Holopherne, le sexe est devenu un outil pour attirer le général à l’abri des regards indiscrets ; par son charme, Judith a fait de cet assassinat discret un travail de sape conséquent sur l’armée ennemie en la privant de son chef. A l’origine utilisée pour détruire les fortifications des châteaux à l’insu de leurs occupants, la sape est une technique permettant d’atteindre les défenses de l’ennemi par surprise. La sexualité d’un individu est censée être sous le contrôle de celui-ci, il peut manquer de vigilance par excès de confiance ou aveuglé par l’objet de ses désirs – comme les châtelains aveuglés par leurs murailles imposantes. Le sexe est alors un moyen de manipulation mais ses utilisations et ses objectifs dérivent, comme le démontrent les cas israélien et américain. 

 

 De la même manière que les puissances européennes utilisaient, au début du XXème siècle, des espionnes séduisant « les officiers allemands pour pouvoir ensuite épier leurs faits et gestes, et lire leur courrier »[i], les services secrets israéliens, le MOSSAD, usent aussi de ce biais pour se rapprocher de leurs ennemis. Des agents féminins du MOSSAD seraient mis à contribution pour réaliser plusieurs types d’opérations de la simple mission de renseignement ou de chantage en passant par l’exfiltration (cas de l’agent « Cindy » qui exfiltra un technicien israélien ayant livré des secrets industriels au journal Sunday Times)[ii]. Mais la controverse vient non pas sur les objectifs mais jusqu’à quel point peuvent-elles aller pour les remplir. Bien que le plus haut commandant opérationnel parmi les femmes du MOSSAD confirme utiliser leur féminité « car tous les moyens sont bons », elle assure qu’il existe une limite dans l’utilisation de leur charme : « Nous ne sommes pas utilisés à des fins sexuelles. Nous flirtons mais ne franchissons pas cette frontière »[iii].                                                                                                                                                                      

Toutefois, il semblerait que cette « frontière » ne soit que de façade. En effet, une ancienne espionne israélienne Tzipi Livni assure avoir recouru à des « pratiques sexuelles et au meurtre pour l’intérêt d’Israël »[iv]. L’article, dans lequel elle avoue avoir franchi la supposée limite dans l’exercice de ses missions, détaille ses objectifs. En pratiquant le sexe avec des personnalités arabes, elle pouvait créer des scandales médiatiques ou les faire chanter pour obtenir « des informations secrètes ou des concessions politiques en faveur d’Israël ». Cette « arme » se révèle doublement avantageuse pour Israël : elle reste discrète dans son exercice en s’impliquant dans des situations hors du conflit, loin du champ de bataille, et leurs victimes éviteront probablement de révéler une telle tactique, signe d’une faiblesse de leur part, dont ils sont responsables, ils se sont laissés abuser. Le cas de Tzipi Livni ne peut être généralisé face à la version officielle du MOSSAD vue précédemment, cependant elle affirme que « la religion juive tolère » ces agissements ; peut-être une référence au mythe de Judith ?

 

 Cependant, l’ennemi n’est pas toujours clairement identifiable, les conflits interétatiques restent d’actualité mais une autre forme de conflit a vu le jour : la guerre contre le terrorisme. Actuellement, elle oppose plusieurs États avec en tête les États-Unis à une organisation internationale : Al-Qaïda, l’État islamique ou toute forme d'organisations similaires en général. Cette entité n'est pas un État, elle n'a pas de frontières définies donc elle peut être partout. Comment combattre un ennemi quasiment insaisissable ? Les États belligérants tentent d'éradiquer le terrorisme en intervenant dans ses zones d'influence comme en Afghanistan ou ses zones de conquête comme au Nord du Mali. Pourtant, les américains semblent avoir trouvé le moyen d'atteindre un adversaire sans l'approcher physiquement, en combinant le sexe et l'internet. Internet est un espace ouvert, sans véritable frontières, les États peinent à le contrôler totalement car tout le monde peut l'utiliser à diverses fins, même Al-Qaïda. Or les États aussi peuvent agir sur internet : c'est le cas de la NSA. Cette dernière a surveillé les habitudes pornographiques d'internautes pro-djihadistes ou influents dans ces milieux, selon les révélations d'Edward Snowden[v].

L'objectif de l'agence serait de révéler aux autres membres de leur communauté des comportements capables de discréditer les meneurs. De cette manière, la NSA sape les organisations djihadistes en fragilisant la légitimité de leurs chefs. Le sexe devient donc une ressource dans un conflit de ce type, c'est une faiblesse que l'adversaire n'appréhende pas car il la croit sous son contrôle. En révélant les habitudes pornographiques des djihadistes surveillés, la remise en cause du chef symbolique, manquant d'exemplarité et faisant preuve « d'hypocrisie entre leur comportement privé et public », s’accompagne d'une remise en question de l'engagement de certains membres de l'organisation. Les documents transmis par Snowden sont récents, les résultats quant à ce genre de technique sont inconnus : on ne peut savoir si les individus désenchantés par leur hiérarchie vont se modérer car ils n'ont plus foi dans le mouvement, ou s'ils vont se radicaliser pour se rapprocher de leur modèle. Pour l'instant, cette utilisation du sexe dans un conflit apparaît comme la plus moderne et la plus discrète, son caractère numérique permet d'atteindre la plupart des adversaires, car la numérisation du quotidien est un phénomène global, sans aucun contact avec eux.  Ainsi, même les ennemis sans forme étatiques, insaisissables de prime abord, peuvent être atteints parce qu'ils gardent un squelette visible : une organisation et une hiérarchie.

 

                  Les dommages collatéraux des viols de guerre

 

 Dans un contexte de nettoyage ethnique qui vise à l’éradication d’une ethnie par une autre, le sexe peut devenir un instrument rituel pour anéantir l’ennemi moralement en le dépossédant de sa condition humaine. L’objectif n’est pas de terroriser l’ennemi, ni de lui soutirer des informations, l’acte a lieu pour aliéner la victime ; dans certains cas, elle perd sa qualité d’ennemi pour devenir un objet sexuel. Cette forme particulière de pratiques a touché la République Démocratique du Congo et du Rwanda.

 

                                  Durant la deuxième guerre du Congo (1998-2003), le Mouvement de Libération du Congo (MLC) procédera à des raids sur les villages au cours desquels ses miliciens violeront des femmes et même des hommes[vi]. Au-delà du sentiment de domination sur les populations visées qui sont amenées à fuir les villages, le MLC utilisa ces viols de guerre « pour aliéner toute forme de résistance » selon Marie-Bernard ALIMA, secrétaire générale de la Commission Justice et Paix RD Congo

                                    L’idée serait d’affaiblir physiquement mais aussi moralement l’ennemi en réduisant son aptitude à se défendre. Cependant, les conséquences sont bien plus graves. En violant une femme ou un homme, son intégrité physique et morale est touchée mais son statut social aussi. Les personnes violées sont exclues du village et de la société en général, surtout les femmes et leur progéniture issue de viols. Ces enfants non désirés sont tués dès la naissance ou bien abandonnés. Les hommes aussi peuvent être mis en marge, pas du fait qu’ils aient été violés (très peu de données sur le sujet, les victimes préfèrent ne rien dire) mais parce qu’ils n’ont pas su protéger leur foyer en restant impuissants face aux viols de leur épouse, de leur fille. Les pères de famille sont déchus de leur titre, on ne reconnait plus leur statut car ils n’ont pas rempli leur rôle. Le viol d’une femme a donc des répercussions qui dépassent le traumatisme de la victime, des familles sont brisées.                                                                                                                                                                                                                                                                                                            

Exterminer une ethnie, une population entière est une vaste entreprise morbide qui nécessite une organisation similaire à une usine telle que la « solution finale » semblait le démontrer par une division des tâches accrue. À défaut de détruire complètement l’ennemi, le viol de guerre apparaît ici comme une arme aux dommages collatéraux, même après la fin du conflit au Congo, il restera des séquelles dans les populations victimes du MLC, que ce soit le traumatisme psychologique des victimes ou leur exclusion sociale.

 

    Durant le génocide rwandais en 1994, le nettoyage ethnique organisé par les Hutus pris une dimension plus radicale en usant du viol de guerre[vii]. Pauline Nyiramasuhuko, ministre rwandaise de la famille et de la promotion féminine au sein du gouvernement par intérim incita les escadrons de la mort à commettre des viols systématiques sur les femmes tutsis avant de les tuer. Cette attitude pourrait constituer un comportement déjà vu précédemment, le corps des femmes ennemies en guise de trophée, mais ce n’est pas le cas. Les Hutus ont développé un complexe d’infériorité face aux Tutsis, considérés comme supérieurs, plus intelligents, plus beaux notamment les jeunes femmes, considérées comme orgueilleuses pour la ministre. La haine des Hutus fut telle que l’on peut interpréter ces viols de guerre comme un désir profond de revanche sur les Tutsis. Les Tutsis ne meurent pas en emportant avec eux leur supériorité, leur honneur est réduit, ils meurent humiliés.                                                                                                            

Cette organisation comporte des aspects bien plus radicaux. Dans les hôpitaux étaient recrutés des malades du SIDA pour former des bataillons de violeurs. Les dommages collatéraux répertoriés au Congo touchaient l’état mental et la place en société des victimes ; au Rwanda, en touchant à la dimension biologique, c’est l’avenir d’une population qui fut compromis en l’empêchant de se reproduire. Charles B. Strozier, psychanalyste et professeur d'histoire au John Jay College of Criminal Justice de New York désignera cette pratique comme une « arme biologique » ; les séquelles à long terme à travers la population Tutsie soutiennent cette interprétation. L’utilisation du sexe dans ce conflit a complété l’objectif premier du nettoyage ethnique : si la population cible n’est pas exterminée, ces générations futures doivent être atteintes et par la transmission du SIDA, les milices Hutues nuisent encore, même après la fin du conflit, aux Tutsis en les privant de descendance viable.

 

                  Afin de garder l'espoir que la protection de l'intimité des individus soit entendue par les instances internationales, il semble avisé de rappeler que le Docteur Denis Mukwege a reçu le prix Nobel de la paix en 2018. Gynécologue congolais surnommé « l’homme qui répare les femmes », il a soigné de nombreuses victimes de viol de guerre et lutte activement contre ces pratiques barbares aux côtés de Nadia Murad, prix Nobel de la paix 2018, ancienne esclave sexuelle aux mains de l’État islamique.

 

Julien VILAR

 



[i]           Site CAIRN, ANTIER, WALLE et LAHAIE, Les espionnes dans la Grande Guerre

[ii]          Site GLOBAL NET,  Tzipi Livni avoue «avoir pratiqué le sexe» avec des personnalités arabes

[iii]          Site SILVIA CATTORI, Que font (et ne font pas) les femmes agents du Mossad par amour d’Israël

[iv]         Site GLOBAL NET, Idem

[v]          Site HUFFINGTON POST, Top-Secret Document Reveals NSA Spied On Porn Habits As Part Of Plan To Discredit 'Radicalizers

[vi]         Site SECOURS CATHOLIQUE, RICHARD Clémence, Le viol est une arme de guerre

[vii]         Site COURRIER INTERNATIONAL, LANDESMAN Peter, Le viol comme méthode de génocide au Rwanda, Pauline NYIRAMASUHUKO, la barbarie au féminin


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