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Un tabou sur la haine en relation internationale ?

Antipode de l’amour ou reflet pervers de celui-ci, le sentiment qu’inspire la haine se décline sous de multiples formes allant du simple mépris à la volonté d’annihilation. Proche de l’amour dans sa puissance destructrice (et non créatrice), celui qui plonge dans la haine emprunte un sentier périlleux vers une violence quasi-illimitée. En relations internationales, une telle manifestation irrationnelle pourrait s’inscrire logiquement dans les phénomènes belliqueux. Le droit international humanitaire tente de réguler toute violence gratuite au cours d’une guerre (notamment avec les principes de nécessité et de proportionnalité), toutefois la haine évolue sur le registre des sentiments, un registre peu perméable au droit.                       


Bien que les émotions soient un objet d’étude pour les internationalistes, notamment en politique étrangère à travers la psychobiographie ou la voie médiane des domaines affectifs[i]
, les manifestations de violence les plus extrêmes inspirées par la haine, telle qu’une éradication absolue de l’objet de cette haine, sont confrontées à un concept polémique et bien plus intéressant, celui de tabou. L’assouvissement de la haine au niveau international devrait mener à une utilisation sans modération du feu nucléaire ou de toute autre arme de destruction massive, pourtant ces extrêmes restent rares. Le tabou en relations internationales a surtout été consacré à l’étude de ce non-usage des armes de destruction massive. Bien que son programme de recherche soit en dégénérescence, le concept de tabou offre une nouvelle vision sur la haine et surtout sur la socialisation des États entre eux.

Un concept ambitieux aux origines multidisciplinaires

Tout d’abord découvert par l’anthropologie, le tabou, qui peut avoir une portée religieuse telle que la violation d’un pêché dans le christianisme, verra son horizon élargi. C’est en 1777 que le capitaine Cook débarque sur l’île Tonga dans le Pacifique Sud où il rencontre les tongiens[ii]. Ces derniers se comportent étrangement, ils refusent de s’asseoir ou de manger certains aliments, en polynésien, ces actions sont tapu, soumis à un interdit. L’anthropologie permettra de concevoir le tabou comme constitutif d’une société bien que certains peuvent être communs à d’autres comme la pédophilie ou l’inceste.

 

Plus tard, en sociologie, Émile Durkheim utilisera le concept de tabou pour expliquer la dynamique d’un groupe dans l’éducation morale, le respect du tabou est garant du statut moral du groupe sous peine de sanctions[iii]. De même, avec le processus de socialisation, l’individu qui s’approprie des normes et des valeurs va se sensibiliser également à certains interdits sociaux sous peur d’être exclu, pas seulement par déviance qui peut atteindre les normes, mais en s’attaquant aussi aux valeurs.

 

Enfin, la psychanalyse, avec Sigmund Freud et son ouvrage Totem et tabou (1913) va davantage s’intéresser aux caractéristiques personnelles du tabou et à sa construction mentale. Bien qu’il reconnaisse le tabou comme un fait social, il le relie à un fait individuel, la névrose obsessionnelle : les individus sont alors dans une ambivalence émotionnelle, entre l’envie d’enfreindre le tabou et la crainte de le violer, et de sa sanction : « L’homme qui a enfreint un tabou devient tabou lui-même, car il possède la faculté dangereuse d’inciter les autres à suivre son exemple. Il éveille la jalousie et l’envie : pourquoi ce qui est défendu aux autres serait-il permis à lui ? Il est donc réellement contagieux, pour autant que son exemple pousse à l’imitation, et c’est pourquoi il doit lui-même être évité. » Comme le rappelle la citation de l’ouvrage, la transgression du tabou inspire autant l’opprobre que la jalousie, le sentiment provoqué (le feedback) est double également.

 

Dès lors, le tabou aura été étudié dans ses dimensions anthropologique, sociologique et psychanalytique, soit au niveau de l’espèce humaine, des sociétés et relations sociales, puis de l’individu et de son âme. Pour définir avec justesse la notion de tabou, et dans sa plus grande tolérance disciplinaire, il s’agit d’un interdit moral qui s’impose à l’ensemble des individus d’une société, que ce soit un acte ou une pensée, il a été assimilé par les individus pour ne pas rompre la cohésion sociale (ce dernier point reste polémique ; les individus craignent vraiment de porter un coup à la société en ne respectant pas le tabou ou davantage d’être ostraciser, banni?).

Dans le champ des relations internationales, le tabou est un concept d’usage assez restreint certainement dû à son introduction dans la discipline par deux auteurs Richard Price et Nina Tannenwald. Sur des thèmes voisins mais différents que sont les armes chimiques et les armes nucléaires, ils vont permettre l’émergence du concept dans la littérature scientifique des relations internationales – principalement sur ces thèmes malheureusement.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                               

Le premier à y consacrer un article entier est Richard Price[iv], en 1995, avec son questionnement sur la non-utilisation des armes chimiques durant la Seconde guerre mondiale. En effet, cette dernière a atteint des niveaux de cruauté et d’horreur si élevés qu’un emploi massif des armes chimiques aurait été concevable, or ce ne fut pas le cas. Price retient plusieurs éléments explicatifs comme le risque de riposte massive de l’ennemi, le souci humanitaire mais le plus intéressant est son approche sur la généalogie entre le poison et les armes chimiques. Le poison était prohibé depuis le moyen-âge, ce procédé était vu comme une arme de faible ; le combat ne pouvait avoir lieu car le poison ne donnait aucun moyen de riposte à l’adversaire, sans duel d’égal à égal il n’y a aucun honneur à vaincre. De la même manière les armes chimiques seraient devenues les armes des faibles, les armes des barbares car les nations civilisées n’auraient pu concevoir la guerre entre elles ainsi, on parle de « bombe sale » encore aujourd’hui. L’approche est nettement constructiviste car ce tabou émane d’une construction, du discours des dominants avec la référence à Foucault et de la morale des puissants de Nietzsche, le tabou a été en grande partie imposé par les États-Unis et leurs alliés.               

 

Plus tard, Nina Tannenwald[v] reprendra le flambeau du tabou, mais pas sur les mêmes armes. Durant la guerre froide, aucun des belligérants n’a usé du feu nucléaire à cause de la dissuasion nucléaire pour la plupart des scientifiques ; or la thèse du tabou nucléaire est soulevée par Tannenwald. Toujours dans une approche constructiviste, les armes nucléaires ne seraient pas utilisées car elles ne seraient plus considérées comme des armes conventionnelles, cette vision nouvelle provient des dirigeants comme Truman qui désignera l’arme nucléaire en ces termes : « It’s used to wipe out women and children and unarmed people (…) So we have got to treat it differently from rifles and cannon and ordinary things like that »[vi].                                                                                                                                           

Cependant le tabou, étudié jusqu’à maintenant, aurait plusieurs inconvénients : son respect n’est dû qu’à des considérations politiques, non morales ; tous les États ne le partagent pas, il est donc contingent et partial ; et enfin il serait trop fragile car sa transgression suffit à le faire disparaître. Alors que les théoriciens réalistes préféreront le concept de « tradition », mobilisant des éléments plus stratégiques que symboliques, pour expliquer « l’équilibre de la terreur » durant la guerre froide notamment, une révision de la notion de tabou ne doit pas être exclue afin de la rendre opérationnelle.

 

                        Un recadrage nécessaire de la notion de tabou en relations internationales   

Sur le plan des considérations, la morale est en effet un élément important du tabou. En imposant un tabou, on définit ce qui est bien et ce qui est mal. En prenant des considérations politiques, comme la dissuasion nucléaire ou bien « l’équilibre de la terreur », on ne soustrait tout de même pas un fond moral. Peu importe s’il est bon ou mauvais, le précepte moral est à la base d’une motivation politique. De même en sociologie, les actions politiques peuvent avoir une finalité morale : quand Durkheim insiste sur la défense du statut moral du groupe, on peut lui reconnaître la volonté d’unité du groupe, en le rassemblant sous les mêmes valeurs – d’où l’imposition de tabous. En relations internationales, il y a certes un calcul stratégique latent mais les dirigeants à son origine peuvent considérer que la survie du groupe, de la nation peut passer par l’imposition d’un tabou sur l’usage des armes nucléaires.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                 

Pour le cas de la partialité du tabou et de sa contingence, le raisonnement de Price a déjà éclairé cette critique. Si le tabou se construit par une relation intersubjective, il est cohérent qu’il ne s’applique qu’aux acteurs de cette relation. Quand Price parle de l’identité qui se construit autour d’un tabou, que les occidentaux se démarquent comme des êtres civilisés en bannissant l’usage des armes chimiques, il ne concerne que les États qui se reconnaissent dans ce tabou. Comme en anthropologie, les sociétés humaines peuvent être différenciées par le contenu de leurs normes sociales et morales, leurs valeurs. Par exemple, la salutation entre individus passe par un contact physique et atteste d’un respect mutuel en France alors qu’au Japon, le contact est plutôt tabou : pour saluer autrui respectueusement il ne faut pas le toucher. Cette différence culturelle peut expliquer que des États aient été plus sensibles aux attaques chimiques en Syrie que d’autres, car ils ont construit leur identité en rejetant ces méthodes.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                     

Enfin sur la fragilité de la violation du tabou, il faut revenir sur l’objet même du tabou et sa sanction. Si le tabou consiste seulement à une action interdite, certes, cela relève plus de la norme sociale ou juridique, et la qualification de tabou n’a pas lieu d’être. Mais la psychanalyse a démontré que le tabou touche personnellement l’acteur. Dans la doctrine nucléaire française[vii], le problème ne vient pas de la passivité ou non de la force nucléaire mais de sa formulation claire. Il y a une ambivalence[viii] entre l’envie et l’opprobre du tabou et elle peut ne toucher que l’objet dans son essence. Est-ce que les États qui n’ont pas condamné spécifiquement les attaques chimiques en Syrie ne sont pas soumis à un tabou également ? Devant la pression des autres États, ils n’ont pas osé clairement donner leur opinion sur ces armes, s’ils les considéraient comme conventionnels, quelle serait la réaction de ceux qui les condamnent ? Pour la dissuasion nucléaire, la sanction est immédiate, qui brise le tabou entraîne la jalousie des autres et leur frustration d’avoir respecté une norme désuète alors qu’ils en avaient envie.

Désormais, les principaux éléments recueillis par cette relecture mettent en exergue les qualités intrinsèques du tabou. Chaque discipline lui a donné une caractéristique constitutive, elles ne sont pas exhaustives mais elles pourraient suffire à consolider le concept de tabou. En combinant les résultats du programme de recherche et les idées de la précédente révision, trois éléments peuvent être produits pour formuler une essence du tabou en relations internationales.

En définissant un interdit respecté par des États entretenant des relations privilégiées, notamment par l’intersubjectivité, ces mêmes États affirment un précepte moral qui leur est commun, et à la différence de la norme, son non-respect n’entrave pas le processus de socialisation mais touche aux valeurs partagées par ces États. Ne pas respecter les normes perturbe les interactions sociales, ne pas respecter les tabous endommage l’image des États. Le tabou est alors constitutif d’une identité. Ceux qui le respectent affirment leur appartenance à une communauté de valeurs. Dans le cas de la guerre Iran-Irak, Price avait déjà relevé cette nuance civilisationnelle avec le discours de Tariq Aziz, ministre irakien, justifiant l’emploi d’armes chimiques et surtout l’insensibilité à ce tabou : « There are different views on this matter from different angles. You are living on a civilized continent. You are living on a peaceful continent »[ix]. L’environnement dans lequel évolue l’Irak et l’Occident sont différents, ils ne partagent pas la même sensibilité sur les armes chimiques parce que leur point de vue divergent. D’où l’importance du constructivisme, l’avis d’un État sur un objet tabou changera selon la relation qu’il entretient avec cet objet ; cette relation peut être si intense qu’elle peut servir de déterminant identitaire à l’État : les pays occidentaux et d’autres comme l’Iran ou le Qatar[x] n’usent pas des armes chimiques car ils se considèrent comme civilisés.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                            

Par l’attribution d’un précepte moral constitutif de son identité, l’État peut apparaître comme un « saint » car il agit selon la morale qu’il a défini, ceux qui ne la suivront pas sont donc mauvais. La Syrie ayant utilisé des gaz contre sa population est devenue un « monstre » au sens de Devetak[xi], elle a enfreint le tabou. Face à cette violation, les États identifiés et sensibilisés à ce tabou veulent sanctionner la Syrie, ils veulent la punir. Cette réaction spontanée met en valeur le pouvoir de ceux qui créent les tabous, comme Price l’avait perçu en mobilisant Foucault. Au-delà de la production normative, il ne s’agit plus d’intégrer ou d’exclure les États ne respectant pas les normes, il faut sanctionner les États ne respectant pas les valeurs. Violer un tabou reviendrait à transgresser le pouvoir inquisiteur des États qui le respectent. Cette caractéristique pourrait s’appliquer à la morale en général, comme la désignation des « États-voyous » par l’Occident mais celle-ci est trop vague pour expliquer concrètement comment s’affirme ce pouvoir. Le tabou apparaît comme un pilier de cette morale et la réaction à son non-respect est révélatrice du pouvoir de son défendeur.                                                                                                                                                                                                                                                               

Pour finir, le facteur domestique constitue également un élément constitutif du tabou, il contribue aussi bien à sa production qu’à son application. Les opinions publiques observées par Tannewald pourraient être un producteur de normes et de morale suffisamment audible pour que les dirigeants s’en inspirent, mais leur personnalité semble être importante dans la construction du tabou. La vision différente de Truman sur l’arme nucléaire a peut-être désamorcé une guerre nucléaire. Néanmoins, cette vision doit être partagée par l’ensemble du centre décisionnel. Il existe une dimension psychologique que Dolan formule avec le duel impensable et tragique[xii]. En temps normal, la transgression du tabou est impensable, il y a une résistance morale qui combat celle-ci. Mais quand la situation devient tragique et que les repères sont perdus, le tabou peut être éludé. Est-ce ce que veut décrire Stanley Kubrick dans son film Doctor Strangelove quand le général Jack D. Ripper devient défaitiste et décide d’attaquer l’U.R.S.S. ? Cette nuance entre la vision des dirigeants et des exécuteurs peut révéler la solidité d’un tabou.

Ainsi le tabou en relations internationales pourrait être redéfini comme un objet identitaire, vecteur de pouvoir et géré par la politique domestique des États. Malgré cette tentative de synthèse, une lacune subsiste pour compléter l’étude du tabou en relations internationales : son manque de thèmes dans la littérature au-delà de l’usage des armes de destruction massives. Parmi ces thèmes pourraient figurer les viols de guerre[xiii] notamment lors des opérations de maintien de la paix[xiv].

 

 

Julien Vilar
 

[i]

                  [i] MORIN Jean-Frédéric, La politique étrangère, Théories, méthodes et références, Armand Colin, 2013, 320p.

[ii]

                  [ii] EDEN Lynn, The contingent taboo, 2010, Review of international studies, Vol. 36, No 4, p. 831

[iii]

                  [iii] HASSNER Ron E., Blasphemy and violence, 2011, International studies quarterly, Vol. 55 p.29

[iv]         PRICE Richard, A genealogy of chemical weapons taboo, 1995, International organization, Vol. 49, No 1, p.73-10

[v]          TANNENWALD Nina, Stigmatizing the bomb : Origins of the nuclear taboo, 2005, International security, Vol. 29, No 4, p. 5-49

[vi]         FARRELL Theo et LAMBERT Hélène, Courting controversy : international law, national norms and American nuclear use, 2001, Review of international studies, Vol. 27, No 3, p. 315

[vii]         LE GUELTE Georges, Quelle doctrine nucléaire pour la France ?, 2005, Revue internationale et stratégique, Vol. 3, No 59, p. 21-3

[viii]        Référence à la citation de Sigmund FREUD extraite de « Totem et tabou » (1913)

[ix]         PRICE Richard, A genealogy of chemical weapons taboo, 1995, International organization, Vol. 49, No 1, p.99

[x]          DELCOURT Barbara, Tabou or not tabou ?, 2014, p. 158-159

[xi]         DEVETAK Richard, The Gothic scene of international relations : ghosts, monsters, terror and the sublime after September 11, Review of international studies, Vol. 31, No 4, p. 621-643

[xii]         DOLAN Thomas M., Unthinkable and tragic : the psychology of weapons taboos in war, 2013, International organization, Vol. 67, No 1, p. 37-6

[xiii]        KIRBY Paul, How is rape a weapon of war? Feminist International Relations, modes of critical explanation and the study of wartime sexual violence, 2013, European journal of international relations, Vol. 19, No 4, p.797-821

[xiv]        NORDǺS Ragnhild et RUSTAD Siri C. A., Sexual exploitation and abuse by peacekeepers : understanding variation, 2013, International interactions, Vol.39, No 4, p.511-534


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