L’invitation de Platon dans sa Caverne, entre science et concupiscence
L’Allegretto du début de ce deuxième mouvement nous invite dans la Caverne à pas feutrés, doucement, calmement. Nous ne savons pas encore ce qui se trame, mais nous attendons notre hôte, Platon. L’accueil semble humide, les parois plutôt ouvertes. Sombre voie, mélancolie, torpeur : la suite des notes nous entraine, nous bande les yeux de son fil de soie ténébreux. D’un coup, les cuivres s’élèvent… Et claquent les menottes à nos poignets ! Douceur, malgré tout, de ce métal signant dès lors l’axe le plus cruel de notre destinée. Par nos sens nous voilà piégés. Qu’ont-ils voulu ? Être mis à genoux, à terre, nous invitant à la passivité, l’attente, la patience. Seule la tendresse des mots choisis, et la sensualité des soupirs de ceux qui oseront parviendront à faire palpiter le conteur de ce récit. « Voilà, s'écria-t-il, un étrange tableau et d'étranges prisonniers. Ils nous ressemblent, répondis-je ; et d'abord, penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais vu autre chose d'eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ? ».
À rebours de ce que nous avions imaginé, en recevant l’invitation de Platon dans cette demeure, nous attendons notre hôte. Lugubre direz-vous ? Enfermés, menottés, bandés… Que nous reste-il ? « Assurément, repris-je, de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets fabriqués ». Seulement, « leur parvient la lumière d’un feu qui brûle en haut et au loin, derrière eux » … Ce feu, cette passion, n’est pas équivoque. En cette vaine attente, cette épatante nymphe vous attend. C’est ce moment, cette rupture, qui nous intéresse : en attente de la philosophie, et pris au piège de nos sens, quelle expérience mener ? Les sens affranchis, après nous avoir enchaînés, nous mènent loin… L’étreinte de la fin de l’Allegretto de cette Symphonie sonne le glas d’une insoutenable suspension. Jamais autre part que dans les ténèbres, l’idée du paradis ne s’est fait plus belle, car chèrement désirée. Jamais autre part que dans l’attente et la solitude, la langueur d’un baiser, la cadence d’un rein entrainé, la force d’un poignet déterminé, la souplesse d’un bassin cambré… N’auront été plus décisives dans le désir d’être réalisés. Ce désir est-il moment de réalisation de soi ou aliénation mentale ? Nulle possibilité de le savoir, notre pouls s’arrête de battre au rythme effréné des passionnées étreintes pensées… Puis est soudainement pressé vers la sortie. Quel feu, quel gel n’aurait pas été plus brutal ? C’est après avoir séjourné la vie dans ces entrailles de la nuit que nos yeux sont réellement affranchis, nos poignets libérés. « Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à lever les yeux vers la lumière : il souffrira, et l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces objets dont tout à l'heure il voyait les ombres ».
En remontant la pente de cette caverne, contemplant ses lisses parois et ses humides échos, en ayant les yeux endoloris par la réelle lumière de la vie là-haut, en ayant les membres engourdis, les sens en feu à cause d’en-bas, sommes-nous plus proche de la vérité que lorsque nous étions confits tels des canards dans les entres d’une langoureuse et attirante obscurité ? Tout l’enjeu est de savoir si l’on est vraiment dans la réalité idéelle de la vie ou si l’on se sent dans la réalité sensible des songes. « Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ? » Assurément nous voyons plus juste, mais l’inconfort qu’il en résulte est d’autant plus incommodant que notre hôte ne s’est pas encore présenté ! S’il n’arrive jamais, que faire ? Fuir seuls dans la lumière ou l’attendre dans l’obscurité de sa caverne ? La douleur qui brouille notre vue et brûle nos doigts est-elle le châtiment des étreintes volées dans les songes de l’au-delà de l’attente ? Elle est la réponse à l’ignorance. Après avoir profité de la torpeur de ces délices fantasmés, la vive lumière laissera place à « la clarté des astres et de la lune, [nous pourrons] contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière ». Voici le don réel de la vérité.
Cette autre normativité à laquelle nous accédons est-elle de nature à réformer l’entièreté de l’entendement, et la douceur des fantasmes passés ? « Eh bien ! partage-la encore sur ce point, et ne t'étonnes pas que ceux qui se sont élevés à ces hauteurs ne veuillent plus s'occuper des affaires humaines, et que leurs âmes aspirent sans cesse à demeurer là-haut. Cela est bien naturel si notre allégorie est exacte. »
L’éducation ne donne pas la vue à l’âme, mais lui donne la bonne direction. Puissiez-vous trouver sur votre chemin, cette direction qui vous mène – mieux qu’à l’amour et la prospérité – à la vérité, brûlante de vie et de soupirs, de douleurs curatives et de renversement sensuel. Puissiez-vous débuter cette année avec toute l’audace et la passion du savoir ! L’enivrement de la chair, mais surtout l’envie de chercher jusqu’à la moelle la réalité qui se cache derrière les choses que vous recevez ! Puissiez-vous, enfin, vous offrir le luxe d’un rituel de santé mentale : « Pourquoi ? » chaque matin devra retentir dans les parois – non de la caverne ! – de votre cerveau, aux fins que vous puissiez d’ores et déjà vous dire « Oui, Platon, je serai en retard, mais je serai là ».
Si Platon nous avait invité au Banquet (1), peut-être se serait-il montré plus ponctuel ! Cependant Alcibiade l’aurait accaparé, et lui aurait fait des avances qu’il se serait vu refusées. En effet, qu’est-ce que le désir de la chair lorsqu’il n’est pas consommé avec amour de l’esprit ?
C’était Glaucon à l’antenne.
1. Le Banquet est l’un des dialogues de Platon mettant en scène Socrate et Alcibiade, notamment, sur le thème de l’amour, du désir, de l’amour du savoir et du désir de chair