Mais pourquoi les gens tiennent-ils tant à défendre leur honneur ? Après tout, l’on pourrait aussi se référer à la parole du Christ, qui invite à faire preuve d’humilité : « si quelqu’un te frappe sur une joue, présente-lui aussi l’autre. » (Évangile selon Saint-Luc 6 :29). Les relations s’en trouveraient tellement plus apaisées.
La fierté, l’orgueil, ne sont-ils pas des concepts plein de vacuité qui ont pu amener à des guerres, peut-on penser à la Guerre de Troie menée uniquement parce que Ménélas était furieux que Hélène, réputée la plus belle femme du monde, préférât un prince troyen à lui ?
L’honneur est défini selon le Trésor de la langue française comme étant un « principe moral d'action qui porte une personne à avoir une conduite conforme (quant à la probité, à la vertu, au courage) à une norme sociale et qui lui permette de jouir de l'estime d'autrui et de garder le droit à sa dignité morale. » Il est aussi considéré comme synonyme de « honnêteté ».
Dans les affaires, l’honneur et la réputation sont de l’essence-même de l’économie de marché : la réputation donna à la crise des crédits hypothécaires risqués aux Etats-Unis (dites des « subprimes ») sa dimension catastrophique parce que tous les prêteurs doutaient de tous les emprunteurs (voir « La crise de confiance s'aggrave sur les marchés » par Mmes Claire Gatinois & Cécile Prudhomme in Le Monde, 7 septembre 2007), le cours de titres dévisse en Bourse à cause de rumeurs plus ou moins fondées (voir « Comment le groupe Vinci victime d’un « hoax » a chuté en Bourse » par M. Philippe Jacque in Le Monde, 23 novembre 2016), et la respectabilité fait et défait les marques (on se souvient notamment des rumeurs de viande de cheval dans les lasagnes, « Qu'est devenue l'usine Spanghero, au cœur du scandale de la viande de cheval ? » par Mme Clémentine Maligorne in Le Figaro, 21 janvier 2019).
Ainsi, la protection de l’honneur et de la respectabilité fait l’objet d’un dispositif juridique particulier dans le milieu des affaires.
I – L’honneur comme vecteur de confiance
L’honneur peut être considéré comme un point cardinal d’une économie prospère : il rationnalise la prise de risque (A), et s’inscrit comme le fondement d’une des plus grandes théories du Droit économique, à savoir la protection contre la concurrence déloyale (B).
A – L’honneur, garantie de principe face au risque
En économie, il est souvent admis que « la rémunération est à la hauteur du risque ». La corrélation entre ces deux concepts de rémunération d’une part, et de risque d’autre part, se trouve à l’aune de la confiance que les acteurs économiques s’accordent : les cours montent parce que la confiance en la profitabilité est élevée. Inversement, une valeur risquée chute parce que les investisseurs ne lui accordent que peu de confiance.
Cette confiance est le résultat de la respectabilité ; et comment certifie-t-on cette respectabilité ? Malheureusement pas sur de simples attestations sur l’honneur. Les sociétés cotées en Bourse sur des marchés réglementés sont ainsi tenues de publier des informations sur leurs activités, annuellement (rapports financiers, approbation des comptes par l’assemblée générale ; et, de manière plus intéressante, d’éventuels paiements à un gouvernement pour les sociétés d’exploitation de matières premières, voir article L 225-102-3 du Code de commerce) ou plus fréquemment (bien que l’article 9 de la loi n° 2014-1662 du 30 décembre 2014 portant diverses dispositions d'adaptation de la législation au droit de l'Union européenne en matière économique et financière permette désormais aux sociétés cotées sur des marchés réglementés de ne publier leurs rapports financiers et d’activité que sur une base semestrielle, et non plus trimestrielle ; au-delà de cette base semestrielle, les publications sont une faculté et non une obligation).
Ces informations sont scrutées par l’Autorité des marchés financiers, qui est une autorité administrative indépendante, au regard de ses statuts (voir en ce sens articles L 621-1 et s. du Code monétaire et financier) ; ce gage d’indépendance est important pour s’assurer de la fiabilité du contrôle des marchés financiers, où les malversations ont pu être importantes à des époques de laisser-faire sauvage.
De même, les indicateurs émis par des organismes publics, comme les sacrosaints chiffres du chômage, sont aussi gages de sérieux et de confiance en une économie solide ; d’où la controverse de la manipulation des méthodes de computation afin d’obtenir des chiffres plus flatteurs (« Les chiffres du chômage ont beau être fiables, ils n’en sont pas moins … manipulables ! », par M. Marc Landre in Le Figaro, 18 janvier 2017). Comme le dit la citation que l’on attribue plus ou moins faussement à Sir Winston Churchill, « je ne crois jamais aux statistiques, à moins de les avoir moi-même truquées ! ».
On constate d’ores et déjà que la notion d’honneur (dans la mesure où l’on admet que le travail et l’information sont fournis avec sérieux et loyauté) est corollaire de la notion de confiance : les chiffres annoncés sont réputés fiables parce que les autorités qui les émettent sont réputées sérieuses, et donc respectables. Si l’on doute de la fiabilité de ces autorités à cause de la respectabilité de leurs méthodes, il y a une défiance à leur encontre.
Lorsqu’un acteur du marché se travestit dans des procédés peu honorables, ou à tout le moins considérés comme tels, sa respectabilité s’en retrouve amoindrie : ainsi peut-on penser à des cas de grandes sociétés citées à coopérer avec des régimes dictatoriaux pour obtenir des marchés publics juteux (l’on repensera à l’exemple de l’article L 225-102-3 du Code de commerce susmentionné)… aucun actionnaire ne semble trop s’en soucier jusqu’au moment où l’honneur est publiquement atteint, l’on peut notamment évoquer le cas de l’affaire Bolloré dans l’obtention de concession d’exploitation portuaire en Guinée et au Togo. Les résultats étaient présents, personne ne posait de question ; jusqu’au jour où tout a été révélé, et là, ô drame (« Le bureau de Bolloré perquisitionné dans le cadre d’une enquête sur ses activités africaines » par MM. Simon Piel et Joan Tilouine in Le Monde, 12 avril 2016) !
Inversement, on constate que des fonds d’investissements socialement responsables fleurissent sur les marchés pour n’investir que dans des sociétés éthiques, donc honorables, en ayant une grille de lecture reposant sur des critères tels que la conscience environnementale, les méthodes de production, l’actionnariat salarié etc. Ils bénéficient d’un label « ISR » en application de l’arrêté du 8 janvier 2016 définissant le référentiel et le plan de contrôle et de surveillance du label « investissement socialement responsable » pris par le Ministre des Finances et des comptes publics.
B – La loyauté comme pendant de la concurrence honorable.
Au-delà de la confiance entre les acteurs économiques partenaires, il s’agit aussi d’user de l’honneur comme garde-fou d’une économie de marché complètement sauvage ; fondée sur la notion de responsabilité extracontractuelle, les théories de concurrence déloyale ont étayé une jurisprudence conséquente et incontournable pour assurer un bon climat des affaires (l’on peut voir en ce sens le fameux arrêt des pots « saveur d’autrefois » de Yoplait, Com. 12 février 2008, 06-17.501).
Les cas de concurrence déloyale sont, il faut bien le reconnaître, des plus ingénieux et insidieux : piratage de comptes de fidélisation de clientèle (arrêt des bons de réduction Fanta, Com. 18 novembre 1997, 95-17445), usage indu d’une image de marque (célébrissime arrêt Champagne, CA Paris, 1ère Chambre, 15 décembre 1993, Yves-Saint-Laurent c/ I.N.A.O.) … là encore, l’honneur est au cœur de ces pratiques. L’on ne peut pas faire tout et n’importe quoi pour obtenir des parts de marché, il convient d’avoir un comportement dit « loyal ».
Or, qu’est-ce-que la loyauté, sinon une théorie appliquée de cette plus grande vertu qu’est l’honneur ? C’est en tous cas l’opinion du Trésor de la langue française, qui définit cette vertu comme « fidélité manifestée par la conduite aux engagements pris, au respect des règles de l'honneur et de la probité. ».
Là encore, l’idée de confiance est fondamentale : c’est parce que les acteurs sont réputés loyaux entre eux qu’un climat est apaisé, et donc propice aux affaires. Les clients sont rassurés, les échanges se réalisent en tranquillité, les prestations sont garanties avec sérieux. Sans faire une analyse « capillotractée » de cette notion d’honneur, nous pouvons constater qu’elle dynamise beaucoup de préoccupations bien plus techniques que la simple fierté.
II – L’honneur confronté aux autres libertés fondamentales
A – L’honneur et la liberté d’expression et d’information
Pour autant, l’honneur ne saurait être un principe absolu ; si l’on se souvient d’un cas de concurrence déloyale où une campagne publicitaire du Groupe E.Leclerc avait allégué que recourir aux offices d’un pharmacien était un luxe coûteux (Com. 21 Juin 2016, 14-22709), et qu’il avait été admis que les concurrents avaient entre un devoir d’observer mutuellement leur respectabilité, il peut arriver que ce droit fondamental au respect de la dignité et de l’honneur puisse être remis en cause, en premier lieu par la liberté d’expression et d’information.
Ainsi, s’il est formellement interdit pour un opérateur de chercher à nuire à la réputation d’un concurrent pour en gagner des parts de marché en conséquence de cette manœuvre, la jurisprudence a été confrontée à des cas d’émissions satiriques (les Guignols de l’Info représentant le président directeur-général du groupe PSA de l’époque, M. Jacques Calvet, comme vendant des voitures polluantes et onéreuses, Ass. 12 Juillet 2000, 99-19004) ou des campagnes de sensibilisation contre le tabagisme (le Comité national de lutte contre les maladies du poumon ciblant les fabricants de tabac, notamment Camel, « la clope c’est pire que la traversée du désert », 2ème Civ. 19 Octobre, 2006, 05-13489) qui faisait très clairement passer leurs cibles pour des personnes sans foi ni loi.
Dans ces cas-là, l’atteinte à l’honneur a été considérée comme inopérante à constituer des cas de concurrence déloyale, et donc à protéger les victimes. Si l’on comprend parfaitement l’impératif de protéger une liberté tout aussi fondamentale d’expression et d’information, piliers d’une démocratie, il faut tout de même reconnaître que l’atteinte à l’honneur demeure quant à elle constituée.
La solennité de ce conflit entre droits fondamentaux, d’une part au respect de la dignité et à l’honneur, et d’autre part à l’information, se constate d’autant plus à la formation de la Cour dans le dossier Calvet, ayant fait l’objet de nombreux revirements jurisprudentiels et dont le fin mot sera tranché par un arrêt d’assemblée. L’on peut aussi évoquer le délit de diffamation prévu par l’article 29 de la loi relative à la liberté de la Presse du 29 Juillet 1881 du, prévoyant que « toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable » ; en son article 35, prévoyant ce faisant l’excuse de vérité comme fait justificatif du délit.
Mais en vérité, la protection de l’honneur des acteurs économiques est-elle substantielle ?
Il appert que ce n’est pas si important : la proportion de fumeurs demeure toujours substantielle dans la population globale (selon Santé Publique France, dans son étude de janvier 2019, publie que 17,6 millions de Français sont recensés comme « fumeurs », sur une population globale, selon une étude de l’Institution national des statistiques du 1er janvier 2019 de 67 millions, soit près de 26 % ; et, bien que proportionnellement en baisse, ce phénomène s’analyse notamment sur le matraquage fiscal que sur les campagnes de dénigrement du tabac, voir « Tabac : la France compte 1,6 million de fumeurs en moins depuis 2016 » par Mme Soline Roy in Le Figaro, 25 mars 2019). Peugeot est toujours demeuré un des constructeurs automobiles majeurs en France malgré les satires fréquentes de son président directeur-général (l’on peut aussi penser au cas Volkswagen qui, étant accusé de truquer ses résultats d’émission de monoxyde de carbone, n’en as pas pour autant perdu sa position prépondérante sur le marché mondial des véhicules de tourisme, cf. étude statistique par le Comité des constructeurs français de l’automobile recensant, en décembre 2015, PSA et Volkswagen respectivement en deuxième et troisième positions des immatriculations de véhicule de tourisme neufs en France ; nous entendons que la situation n’a que peu changé depuis).
B – L’honneur et la liberté d’entreprendre
L’on pourrait même s’interroger, de manière provocatrice, si l’honneur est essentiellement compatible avec la liberté d’entreprendre ; bien entendu, dans les grands principes et les grandes belles idées, les opérateurs d’un même marché ne se disent ouvertement « concurrents » mais pudiquement « confrères », et les codes de déontologie fleurissent pour, entre autres, ne surtout dire aucun mal desdits confrères.
La logique économique de la concurrence entend cependant de se démarquer des autres opérateurs, ce qui peut être fait par la qualité des prestations réalisées, leur coût, et l’image de marque, le service clients … les opérateurs de marché n’en pensent cependant pas moins. Croyez-vous que malgré toute la sympathie d’un concurrent pour son « confrère », celui-ci ait vraiment envie d’en chanter les louanges ? Cette confrontation est particulièrement exacerbée dans le milieu politique, où les politiciens ne manquent pas d’occasion d’atteindre mutuellement à l’honneur de l’autre (comme en témoigne notre exemple en propos liminaire).
Le milieu des affaires est cependant comparable en la matière : pourquoi préférer un candidat politique plutôt qu’un autre ? Certes, les idées sont importantes ; mais l’on peut aussi penser à beaucoup de gens dits de droite qui n’ont pas voté pour François Fillon aux dernières élections présidentielles parce que sa respectabilité était fortement atteinte ; aurait-il fait un bon chef de l’État malgré le fait qu’il se soit fait offrir des costumes et qu’il aurait rémunéré sa conjointe pour un travail non-réalisé sur des fonds utilisables discrétionnairement ? L’Histoire ne nous le dira probablement pas. Mais tout était, encore une fois, une question d’honneur : « imagine-t-on le Général de Gaulle mis en examen ? » (meeting de M. François Fillon à Sablé-sur-Sarthe du 28 Août 2016).
En affaires, le même raisonnement peut s’appliquer, avec plus d’hypocrisie puisque des sanctions existent : comme dans Games of Thrones, si l’on cherche à qui profitent les rumeurs et les fuites d’information, on se rend compte que c’est rarement la recherche de la vérité qui importe… mais plus le transfert de parts de marché d’un opérateur vers un autre ! Méfiez-vous de Lord Baelish qui dit du bien de tout le monde…
Virgile B. Torrès