Salammbô est plus que le roman d’un amour impossible, plus que le récit d’une guerre aussi brutale qu’inutile, c’est l’expression de la haine de son auteur envers les hommes. Flaubert l’avouait lui-même : « il ne ressort de ce livre qu’un immense dédain pour l’humanité et il faut très peu la chérir pour l’avoir écrit ». Et Baudelaire d’ajouter : « Tout, dans son œuvre, n’est que désolation, massacres, incendies ; tout porte témoignage contre l’éternelle et incorrigible barbarie de l’homme ». Le romancier, qui espérait une révolution de l’humanité et le renversement d’une société bourgeoise qu’il abhorrait, n’avait sans doute pas choisi par hasard l’exemple d’une Carthage commerçante et barbare, et dont la civilisation disparut en 146 av. J.-C. à l’issue de la troisième guerre punique.
Fondée par les Phéniciens, en 814 av. J.C., Carthage était selon la légende la ville de la mythique reine de Tyr, Didon. Grâce à son économie maritime et à son développement militaire qui en firent une puissance conquérante, la cité contrôlait un territoire correspondant à l’actuelle Tunisie, ainsi qu’un très large réseau de colonies et de comptoirs occupants les pourtours méditerranéens. Cette supériorité maritime s’acheva à l’issue de la première guerre punique (de 264 av. J.C. à 241 av. J.C.), au cours de laquelle les deux grandes puissances, Rome et Carthage, se disputaient le contrôle de la Sicile. Les Romains rêvaient de s’emparer de ses richesses lorsque les carthaginois souhaitaient préserver la paix pour continuer à développer leur commerce entre les deux continents. Les hommes qui gouvernaient en ces temps la République punique étaient tous « à la fois négociants et navigateurs ». Pourtant, les forces romaines dominèrent celles de Carthage. Enervés par le coût de la guerre, les oligarques carthaginois conclurent la paix en 241 av. J.-C. et abandonnèrent à Rome leur suprématie maritime. Accablée par l’obligation de verser une indemnité de guerre, Carthage s’engouffrait dans une crise profonde. Surtout une nouvelle guerre se profilait. Selon le vœu du général Giscon, les mercenaires qui combattirent en Sicile furent rapatriés au sein de la ville et attendaient alors le versement de leur solde. Toutefois, la République refusait le paiement de sa dette. Carthage s’enfermait ainsi dans un piège évident. Ainsi, le roman de Flaubert s’ouvre sur le récit imaginé d’un festin au cours duquel, les mercenaires, enivrés et échaudés par la mort suspecte de l’un d’entre eux – sans doute empoisonné –, laissèrent éclater leur colère dans les jardins d’Hamilcar. Ils massacrèrent les esclaves, attaquèrent les éléphants et les lions, ébouillantèrent les poissons, et se délectèrent de tous ces sacrilèges. Afin d’apaiser les tensions, on donna une première pièce d’or à chaque soldat, si en contrepartie ils acceptaient de quitter la ville et de rejoindre un camp à Sicca. « Vous êtes les sauveurs de Carthage – leur avait-on dit ! Mais vous l’affameriez en y restant ; elle deviendrait insolvable. Eloignez-vous ! (…) Nous allons immédiatement lever des impôts ; votre solde sera complète, et l’on équipera des galères qui vous reconduiront dans vos patries. »
A la tête de la République se trouvaient deux Suffètes, semblables aux deux consuls romains. Ces grands magistrats relevaient du Conseil des Anciens, dont les pouvoirs étaient délégués par la grande Assemblée des Riches. Hannon, l’un de ces suffètes, incarnait le parti de la paix, ou plus précisément le parti qui détournait ses ambitions de la Méditerranée au profit de l’Afrique. Mais avant tout, Hannon était la figure la plus caractéristique de l’oligarchie commerçante : Flaubert en faisait un nouveau Sardanapale ; rongé par la maladie son allure était épouvantable : pour dissimuler son pourrissement il se couvrait d’un voile. Toutefois, l’auteur avait ainsi confondu en un seul personnage Hannon, général crucifié après sa défaite dans la bataille des îles Ægates en 241, et son fils, Hannon-le-Grand, suffète à l’époque de la guerre des Mercenaires. Hannon fut le premier choisi par les Anciens afin d’apaiser les tensions naissantes. Le suffète se rendit au camp de Sicca et, devant cette foule de guerriers, tenta de démontrer l’insolvabilité de la République. Peut-être eut-il l’ambition d’émouvoir les soldats ; mais, bien au contraire, Spendius, héros espiègle de Flaubert, transforma tous les propos du général afin d’entraîner les guerriers vers une révolte. La guerre devait alors éclater. Aux côtés de Spendius (valeureux guerrier campanien, travesti en ancien esclave grec et en homme faible – mais rusé – par le romancier), le Gaulois Autharite et le Lybien Mâtho dirigeaient les mercenaires déterminés à écraser l’avare Carthage. Ce dernier était alors le héros principal du roman. Mâtho était en effet le Barbare secrètement amoureux de Salammbô. Narr-Havas, roi des Numides, constituait une quatrième figure majeure parmi les rebelles ; mais celui-ci devait bientôt trahir ses alliés et combattre auprès d’Hamilcar. Des hommes venus de toutes les puissances méditerranéennes formaient cette armée. Pêle-mêle, Flaubert évoquait des Grecs, des Gaulois, des Celtes, des Campaniens, des Etrusques, des Baléares, des Lusitaniens, des Lybiens, des Gétules, des Cariens, des Samnites, des Pharusiens, des Nomades, et même des « hommes à profil de bête ». En effet, les mécontents embrassaient la cause des mercenaires, notamment les paysans pauvres et les esclaves fugitifs. Soulevant toute l’Afrique du Nord, comme si elle « ne s’était point suffisamment vidée », les vingt mille rebelles furent bientôt cent mille. « Cette grande Carthage, dominatrice des mers, splendide comme le soleil et effrayante comme un dieu, il se trouvait des hommes qui osaient l’attaquer ! » Ces armées reçurent même le soutien des cités d’Hyppo Zaryte (ou Hyppo Diarrhytus) et d’Utique, autrefois alliées à Carthage. Ainsi, le conflit prenait les allures d’une guerre civile, une « guerre d’Afrique », qui se déroula de 241 av. J.-C. à 238 av. J.-C.
Hannon, nommé commandant, parvint à reprendre Utique ; mais il ne semblait pas en mesure d’inverser le cours de la guerre. Le dernier espoir des Anciens et des Riches résidait alors en la personne du second suffète : Hamilcar Barca, le glorieux général qui était parvenu à s’emparer de tout l’ouest de la Sicile avant la reddition carthaginoise. Ainsi fut-il chargé de négocier la paix en 241 av. J.-C. Fondateur de la dynastie des Barcides, il était le père de l’héroïne éponyme Salammbô et d’Hannibal, que Chateaubriand considérait comme le plus grand des généraux de l’Antiquité. Flaubert faisait d’Hamilcar l’ennemi de Hannon, l’antithèse d’une oligarchie cupide ; et, en effet, il représentait aussi bien le parti de la guerre (contre Rome) que le parti démocrate. Cependant, il refusait de combattre les hommes qu’il avait autrefois dirigés. Mais une apparition devait transformer l’intrigue. Attaqués par les mercenaires lors du festin, les éléphants du suffète Hamilcar avaient été exterminés. Seuls trois d’entre eux avaient survécu. La vision de ces animaux affreusement mutilés émut tellement le suffète qu’il changea son opinion et vint annoncer au Conseil qu’il acceptait le commandement des troupes carthaginoises. En effet, le bestiaire que Flaubert donnait à Carthage jouait un rôle narratif majeur. De l’évocation monstrueuse de lions crucifiés, allégorie du sort réservés aux des chefs barbares et à trente Anciens de Carthage, au retentissement de cris glaçants poussés par les chacals qui, suivant les armées dans le désert, attendaient d’en dévorer les cadavres, Flaubert montrait des animaux semblables aux hommes par leur allégresse sanguinaire, tandis que d’autres étaient les victimes d’une barbarie généralisée.
Dès la prise du commandement par Hamilcar eut lieu la bataille de Macar, autrement appelée bataille de Medjerda ou de Bragadas, opposant trente mille Barbares à onze mille carthaginois. Feignant de se replier, les puniques attirèrent leurs ennemis dans un piège et les enveloppèrent. Les éléphants, utilisés comme des « chars d’assaut vivants », entraient alors sur le champ de bataille : « Hamilcar ayant attendu que les Mercenaires fussent tassés en une seule place pour les lâcher contre eux ; les Indiens les avaient si vigoureusement piqués que du sang coulait de leurs larges oreilles. Leurs trompes, barbouillées de minium, se tenaient droites en l’air, pareilles à des serpents rouges ; leurs poitrines étaient garnies d’un épieu, leur dos d’une cuirasse, leurs défenses allongées par des lames de fer courbes comme des sabres, et pour les rendre plus féroces, on les avait enivrés avec un mélange de poivre, de vin et d’encens. (…) Avec leurs trompes, ils étouffaient les hommes, ou bien les arrachant du sol, par-dessus leur tête ils les livraient aux soldats dans les tours ; avec leurs défenses, ils les éventraient, les lançaient en l’air, et de longues entrailles pendaient à leurs crocs (…) Les autres, comme des conquérants qui se délectent dans leur extermination, renversaient, écrasaient, piétinaient, s’acharnaient aux cadavres, aux débris. » Carthage utilisait vraisemblablement les éléphants de guerre depuis la bataille d’Agrigente, au commencement de la première guerre punique, en 261 av. J.-C. Mais l’épisode marquant reste avant tout celui de la traversée des Alpes par les éléphants d’Hannibal lors de la deuxième contre Rome.
Hamilcar remporta la bataille de Macar ; mais il n’écrasa pas ses adversaires. Après un rapide « délire de joie » à l’annonce du massacre de six mille Barbares, les puniques déplorèrent bientôt la mollesse du suffète. Car la guerre n’était pas finie. Carthage se trouva bientôt encerclée par ses ennemis. Le siège de la ville encourageait les mercenaires à déployer une ingéniosité macabre et nauséeuse. « On les voyait au loin prendre la graisse des morts pour huiler leurs machines ; et d’autres en arrachaient les ongles qu’ils cousaient bout à bout afin de se faire des cuirasses. Ils imaginèrent de mettre dans les catapultes des vases pleins de serpents apportés par les Nègres ; les pots d’argile se cassaient sur les dalles, les serpents couraient, semblaient pulluler, et tant ils étaient nombreux sortir des murs naturellement. Les Barbares, mécontents de leur invention, la perfectionnèrent ; ils lançaient toutes sortes d’immondices, des excréments humains, des morceaux de charogne, des cadavres. La peste reparut. » De surcroît, Flaubert n’oubliait pas de représenter une religion « plus impitoyable que les lois ». Tandis que Mâtho avait dérobé le zaïmph, le manteau azuré que revêtait Tanit la déesse sélénite, la fille du suffète, prête à remettre sa vie entre les mains du chef barbare, se donna pour mission de ramener le fétiche dans la cité. Mais l’horreur s’accroît lorsque le Conseil des Anciens décréta que, pour sauver la ville assiégée, des enfants seraient offerts à Moloch, le Dieu anthropophage du Soleil. Les Dévoués adulateurs de Moloch se mutilaient eux-mêmes avant de mener au bûcher plus d’enfants que ne compte de jours une année. En vertu d’un tel acte, les carthaginois « se trouvaient emportés par cette frénésie que donne la complicité des crimes irréparables ». Michelet affirmait que les carthaginois avaient déjà sacrifié deux cent enfants et trois cent martyrs volontaires lors du siège de la ville par Agathocles. Les ruines archéologiques de Carthage révèlent que de tels sacrifices avaient réellement existé, sans pour autant attester la croyance en un Dieu appelé Moloch. Cependant, ces éléments historiques permettaient à Flaubert d’écrire à Sainte-Beuve qu’il n’avait pas fait « une Carthage fantastique ».
Dès lors, l’ultime épisode de la guerre commençait : c’était le Défilé de la Hache, dénommé le Défilé de la Scie par Polybe. Hamilcar attira les armées de Spendius et d’Autharite dans la montagne qu’aucun soldat ne connaissait. Tous ces hommes se trouvèrent alors entourés d’une grande muraille blanche. « Les deux sorties naturelles de cette impasse étaient fermées par la herse et par l’amoncellement des roches ». Désespérés, les uns se heurtaient aux pierres inébranlables, les autres se jetaient sur les clous de la herse. Ces quarante mille captifs étaient condamnés à mourir de faim. Au neuvième jour, les Garamantes se mirent à manger les cadavres des premiers morts. Les Barbares n’avaient plus d’autre solution que de s’entre-dévorer. Flaubert décrivait alors des scènes de cannibalisme d’une violence inouïe, qui venaient parachever la montée en puissance des atrocités commises lors de cette guerre. C’était le paroxysme de ce qu’il appela lui-même son « style cannibale ». Toutefois, il convient désormais de laisser au lecteur curieux la découverte de la fin du roman, qui, à l’exception de la crucifixion imaginaire d’un faux Hannon, offre un récit épique et malgré tout authentique de l’issue du conflit et du châtiment des vaincus. Aussi étonnant que puisse paraître le dénouement, Flaubert n’inventa pourtant rien du raffinement des supplices et de la perversité des hommes.
Jérémy Maloir