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La thalassocratie d'Athènes, ou quand la Grèce antique inventait l'impérialisme

Startup. Ce seul mot, mis à l’honneur dans le numéro de ce mois-ci, évoque pêle-mêle dans notre esprit tout un ensemble de notions en vogue chez les journalistes, économistes, géographes… de tout poil : « économie de l’innovation » ! « soft management » ! « nouvelles technologies » ! Mais aussi et surtout, comme nous le signale l’anglicisme, « mondialisation » ! Mondialisation économique, mais aussi culturelle et politique, avec la persistance du leadership américain sur la nature des échanges, mais aussi sur leur encadrement, au travers du soft power, et plus concrètement des cours de la monnaie, des institutions internationales…

Mais si l’économie revêt effectivement aujourd’hui une forme tout à fait spécifique, avec par exemple une division internationale du travail poussée à l’extrême, corrélative à un quasi-effacement du problème du transport des personnes et des biens, il faut bien marteler (au risque d’enfoncer des portes ouvertes) que l’internationalisation des échanges, aussi bien commerciaux que politiques et culturels, ne date certainement pas du XXème siècle… Tout comme la volonté expansionniste d’une puissance dominante.

Pour exemple, la fameuse « thalassocratie » de l’Athènes du Vème siècle avant J.C., qui a dominé la mer Méditerranée pendant une courte période s’étendant des guerres médiques à la guerre du Péloponnèse, et dont la mémoire s’est maintenue pour longtemps par l’intermédiaire de l’éducation classique des élites européennes de l’époque moderne. La « thalassocratie », du grec thalasso, la mer, et kratos, le pouvoir, désigne la domination des mers ; c’est ainsi que, appuyée sur sa flotte guerrière et commerciale, Athènes a réussi à marquer durablement l’histoire au moyen de sa politique que l’historiographie n’hésite pas à qualifier d’ « impérialiste », au même titre que les Etats-Unis aujourd’hui.

 

Les guerres médiques, émergence d’Athènes comme puissance dominante de la Grèce


Les guerres médiques de la fin du VIème et du début du Vème siècle avant J.C. ont vu les cités grecques, plus ou moins rassemblées en coalition panhellénique, repousser victorieusement les Perses qui tentaient de les envahir. En particulier, la bataille de Salamine, en 480 avant J.C., a été une victoire écrasante de la cité d’Athènes, et a contraint l’empereur perse Xerxès à se retirer dans son empire. Le prestige qu’a acquis Athènes par cette victoire, renforcé par la victoire définitive de Platées en 479, a en quelque sorte imposé cette cité-Etat comme le meneur de la Grèce à cette époque.


Salamine est une bataille navale ; c’est la flotte des trières (ou trirèmes) athéniennes qui a véritablement gagné contre les Perses. La trière, développée très peu de temps avant (-483) grâce à celui qui est alors le stratège (chef militaire) le plus influent d’Athènes, Thémistocle, est un navire léger et rapide, qui tire sa force de ses trois rangs de rames. Ce point est d’une importance capitale : ce sont en effet les citoyens les plus pauvres d’Athènes qui rament dans ces bateaux. Ce ne sont donc pas les hoplites, fantassins de l’élite grecque, ou d’autres guerriers expérimentés, qui peuvent s’attribuer la victoire : c’est l’ensemble des citoyens, venus défendre leur patrie. Salamine est donc la victoire du peuple athénien en armes, la victoire de la démocratie contre le despotisme perse ; démocratie née d’ailleurs à Athènes à la même période, à la fin du VIème siècle. Cela aura une influence considérable dans les esprits. L’historien américain Victor David Hanson, dans Carnage et Culture, énonce de façon très claire cette influence : « les Grecs qui éperonnèrent l’ennemi à Salamine croyaient que la liberté (eleutheria) était, en fait, la véritable clé de leur victoire. Dans leur esprit, c’est la liberté qui avait fait de leurs guerriers de meilleurs combattants que les Perses, ou que toute autre tribu, peuple ou Etat non libre de l’ouest ou de l’est : c’est elle qui leur avait insufflé un moral supérieur et une plus grande ardeur à tuer l’ennemi ». Et de citer Hérodote : « Soumis à des tyrans, les Athéniens ne valaient pas mieux à la guerre que leurs voisins, mais, libérés de la tyrannie, leur supériorité fut éclatante ». La victoire du peuple en armes emplit les Athéniens du sentiment de la supériorité de leur régime politique, la démocratie, et de leur puissance navale ; dans le célèbre éloge funèbre des Athéniens morts au combat, rapporté par l’historien Thucydide, l’homme politique Périclès exprime cette fierté : « En résumé, j’ose le dire : notre cité, dans son ensemble, est pour la Grèce une vivante leçon ».


Salamine préfigure ainsi les deux axes de l’impérialisme athénien du Vème siècle : impérialisme maritime, sur le plan militaire et économique, mais aussi impérialisme idéologique, par la propagation de la démocratie. Hard power et soft power

 

La ligue de Délos, ou l’instrument de l’hégémonie athénienne


Face à la menace d’une nouvelle expédition perse qui tenterait d’envahir de nouveau la Grèce, se constitue une ligue panhellénique de défense : c’est la Ligue de Délos. Celle-ci est créée par la conclusion d’une alliance militaire en 477 avant J.C. entre la majorité des cités grecques (environ 200) des abords de la mer Egée, partie de la Méditerranée qui sépare la Grèce et la Turquie actuelle. Pour financer de nouveaux combats, qui ne manquent pas de se déclencher (ainsi en 466, les Perses sont vaincus à la bataille de l’Eurymédon), les nombreuses cités paient un tribut. Il est décidé qu’Athènes coordonnera les forces grecques, de par son statut de puissance maritime victorieuse à Salamine. Ainsi, elle doit maintenir des garnisons, les « clérouquies », dans toutes les cités de l’alliance.


Mais petit à petit, Athènes fait de ce qui est au départ une alliance de cités un moyen d’assurer son pouvoir sur le reste du monde grec : en 454 avant J.C., Athènes ramène autoritairement sur son territoire le trésor de la ligue, composé de toutes les contributions des autres cités, déclarant qu’elle peut ainsi mieux le protéger des Perses, et en profite pour s’en servir à sa guise, notamment pour la reconstruction de l’Acropole… Après cela, la cité réévalue à la hausse le tribut lorsqu’elle le souhaite. Les cités mécontentes qui tentent de se révolter contre la domination athénienne et de sortir de la ligue, comme Mytilène en 427, doivent capituler sous la menace d’une attaque de la flotte athénienne, ou après l’exécution de la menace...


Et cela même si après la conclusion d’une paix avec les Perses, à Callias, en 449, la ligue de Délos ne semble plus avoir de fondement. Au lieu de se dissoudre grâce à l’éloignement de la menace perse, la ligue de Délos acquiert en effet de plus en plus d’existence, tel l’OTAN après la chute de l’Union soviétique, et s’étend à des matières inédites. Sur le plan monétaire, l’établissement des clérouquies contribue à l’extension dans le monde grec de la tétradrachme athénienne comme étalon monétaire de référence, favorisant ainsi les commerçants athéniens. Et surtout, sur le plan juridique, Athènes instaure une obligation de « juger nombre de causes à Athènes », ce qui revient à dépouiller les cités d’une part importante de leur pouvoir judiciaire !

 

La puissance commerciale athénienne


En parallèle de la domination politique et militaire d’Athènes, se développe le commerce maritime en Méditerranée. Ce temps de paix relative, notamment après la paix de Callias avec les Perses, favorise en effet un essor des échanges entre les cités sous l’égide d’Athènes. C’est ainsi que dans la Constitution des Athéniens, œuvre du Vème siècle avant J.C., à l’auteur obscur dénommé communément par les historiens « Pseudo-Xénophon » ou « le Vieil Oligarque », on lit que « leur puissance maritime a fait trouver aux Athéniens, par le commerce, de quoi fournir au luxe de leur table. Tout ce qu’il y a de délicieux en Sicile, en Italie, à Chypre, en Egypte, en Lydie, dans le Pont, dans le Péloponnèse et ailleurs, tout cela s’est concentré sur un seul point, grâce à l’empire de la mer ».


En fait, La Constitution des Athéniens tente de démontrer que la puissance commerciale est intimement liée à la puissance politique et militaire. Les Athéniens contrôlent la voie de communication majeure, la mer ; par conséquent, ils contrôlent aussi le commerce, et disposent ainsi de moyens de pression supplémentaire sur les cités. « Les Athéniens sont encore le mieux à portée de s’enrichir parmi les Grecs et les Barbares. En effet, que telle ville soit riche en bois de construction, où les vendra-t-elle, si elle ne commence pas par se mettre bien avec le roi de la mer ? Que telle autre soit riche en fer, en airain, en lin, où trouvera-t-elle un débouché, si elle est mal avec le souverain des eaux ? »


Montesquieu, dans un chapitre de De l’esprit des lois (livre XXI, chapitre VII), appelé « Du commerce des Grecs », fait ce commentaire inspiré : « Les premiers Grecs étaient tous pirates. Minos, qui avait eu l’empire de la mer, n’avait eu peut-être que de plus grands succès dans les brigandages : son empire était borné aux environs de son île. Mais, lorsque les Grecs devinrent un grand peuple, les Athéniens obtinrent le véritable empire de la mer ; parce que cette nation commerçante et victorieuse donna la loi au monarque le plus puissant d’alors [l’empereur perse], et abattit les forces maritimes de la Syrie, de l’île de Chypre et de Phénicie ». Ainsi, pour que le commerce puisse se développer, la force militaire doit toujours se trouver en appui… Et cela, sans doute jusqu’à aujourd’hui.

 

Effondrement de l’hégémonie d’Athènes


Pendant la période dorée de la Ligue de Délos, Athènes doit quand même subir la rivalité de son ennemie traditionnelle : la cité de Sparte. Celle-ci, ayant refusé d’intégrer la Ligue de Délos, s’appuie au contraire sur la Ligue du Péloponnèse qu’elle dirige, qui oppose à la puissance maritime d’Athènes une forte puissance terrestre. Deux modèles politiques, deux « empires », sont près de la guerre ouverte par intermittence ; le conflit éclate finalement en 431. C’est la guerre du Péloponnèse, qui s’achèvera finalement en 404 par la déconfiture d’Athènes et la destruction de toute sa flotte…


Athènes ne s’effondre pas complètement, mais à une puissance dominante succède une autre puissance dominante, et Sparte jouera ce rôle pendant quelques décennies, avant d’être elle-même détrônée par Corinthe, puis par la Macédoine de Philippe, puis par Rome…


Comment ne pas lire dans l’histoire la succession infinie de montées en puissance et de déclins de groupes politiques, d’Etats, de civilisations ? Si, au moment où une hégémonie se met en place, elle semble insurpassable et inéluctable, il suffit en fait d’une faiblesse passagère, du hasard et de la puissante volonté d’une autre force pour la renverser, et ne lui laisser que son histoire brillante. Dans quelques années, on ne dira peut-être plus startup, mais
, स्टार्टअप, ou, qui sait, jeune pousse


Julie Briot-Mandeville


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