Qui n’a entendu parler de la Chanson de Roland ? Cette chanson de geste, dont la plus ancienne version que nous ayons conservée date du XIIème siècle, est un des joyaux de la littérature médiévale européenne. Hardiesse, ténacité, honneur, fidélité, elle exalte les grandes valeurs de la chevalerie médiévale à travers la figure de Roland, comte des marches de Bretagne et serviteur de Charlemagne, qui tombe à la bataille de Roncevaux en 778, puis est vengé par son roi. Escarmouche assez insignifiante mentionnée en quelques lignes dans les Annales du Royaume des Francs (Annales Regni Francorum), mais dont les troubadours du Moyen-Âge classique ont fait une épopée majestueuse, à la gloire de la chevalerie et de la chrétienté.
Une campagne militaire qui tourne mal
L’histoire racontée par la Chanson de Roland se déroule au VIIIème siècle, sous le règne de Charlemagne (qui dure de 768 à 814). Le roi, qui n’est pas encore empereur d’Occident, est en permanence en guerre pour étendre ses possessions territoriales : vers l’est (en particulier pour soumettre les Saxons) ou vers le sud (Aquitaine, Italie ou Espagne actuelles). C’est ainsi qu’en 778, lors du plaid de printemps où il rassemble ses guerriers pour partir guerroyer à la belle saison, il lance une expédition contre les chefs musulmans du nord de l’Espagne. Deux armées sont envoyées par les deux côtés des Pyrénées, et se débrouillent plutôt bien jusqu’à ce qu’elles se rejoignent devant les murs de Saragosse.
Là commence l’intrigue de la chanson. Pour négocier la reddition de Saragosse, Charlemagne envoie au roi Marsile un de ses fidèles, Ganelon, qui, plein de haine et d’effroi d’avoir été choisi pour cette dangereuse mission, trahit perfidement Charlemagne, en concluant un accord avec Marsile. Celui-ci promet de se soumettre et de se convertir, et envoie même des otages aux Francs ; tout cela pour mieux se retourner contre eux ensuite.
Charlemagne, ayant eu de mauvais présages dans ses rêves (car, voyez-vous, il est régulièrement visité par l’ange Gabriel), décide de rentrer au plus vite en « douce France » : les Saxons, conscients de l’absence de l’armée, en ont en effet profité pour se rebeller de leur côté. Il doit donc laisser derrière lui une arrière-garde pour tenir l’Espagne récemment conquise : ce sera un contingent de vingt mille vassaux, commandé par le vaillant Roland, lequel est assisté par son ami Olivier, l’archevêque Turpin et les neuf autres pairs du roi.
Après le départ du gros de l’armée franque, Roland est attaqué par les fourbes Sarrasins, et livre une héroïque résistance contre des ennemis beaucoup plus nombreux. Mais il meurt, avec tous ses chevaliers. Charlemagne, rappelé par un ultime effort de Roland soufflant dans son olifant (une forme de cor de guerre), revient pour massacrer le reste des impies, et les convertir de force, vengeant ses vassaux bien-aimés.
La fin de la chanson met en scène le retour de Charlemagne à la cour d’Aix-la-Chapelle et l’exercice de la justice royale, qui se confond avec la justice divine. Le traître Ganelon est exécuté (par écartèlement, supplice particulièrement atroce réservé par la suite en France aux régicides : on lui fait ainsi un grand honneur) ainsi que toute sa parentèle, paisiblement pendue, solidarité familiale oblige. Eh oui, « qui trahit perd les autres avec soi ».
Les preux guerriers de Charlemagne
Si l’intrigue est somme toute assez simple, c’est que la plus grande partie des 4002 décasyllabes qui composent la chanson est consacrée à la description des scènes de bataille, avec moult précisions. L’auteur détaille allègrement les coups des chevaliers : écus brisés, hauberts déchirés, cervelles fendues en même temps que les heaumes des adversaires… On retiendra ce coup particulièrement éclatant (et sordide) de Roland : « Il éperonne, et va frapper Chernuble. Il lui brise le heaume où luisent des escarboucles, tranche la coiffe avec le cuir du crâne, tranche la face entre les yeux, et le haubert blanc aux mailles menues et tout le corps jusqu’à l’enfourchure. travers la selle, qui est incrustée d’or, l’épée atteint le cheval et s’enfonce. Il lui tranche l’échine sans chercher le joint, et il abat le tout mort dans le pré, sur l’herbe drue. »
La figuration de cet héroïsme quelque peu sanglant est réservée aux preux chevaliers, capitaines des armées et proches du pouvoir, c’est-à-dire une vingtaine de personnages individualisés. Le reste de l’armée est une masse invisible, qui s’exprime parfois collectivement pour appuyer tel ou tel champion. C’est ainsi que, pour symboliser l’avancée de la bataille, le poète met en scène des sortes de duels entre les champions : les rois, ou les grands meneurs des côtés franc et sarrasin. La chanson révèle de façon particulièrement frappante l’imaginaire aristocratique des guerres de ce temps : l’issue des batailles dépend de quelques combattants d’élite.
Ceux-ci parviennent, par leur bravoure individuelle, à mobiliser leurs troupes autour d’eux. Les fidèles se rassemblent autour de l’étendard du roi. Mais c’est aussi dans la chanson de Roland que figure la première occurrence du cri de guerre de la monarchie française, qui deviendra illustre par la suite : « Montjoie ! », pas encore assorti de son prolongement : « Saint-Denis ! » On lit par exemple dans la bouche d’Olivier : « ‘‘De vos menaces, fils de serfs, je n’ai cure ! Frappez, Français, car nous les vaincrons très bien !’’ Il crie : ‘‘Montjoie !’’ – c’est l’enseigne de Charles. »
Une croisade avant l’heure
Dans la chanson, la victoire finale de Charlemagne ne fait aucun doute, puisque le roi se fait le combattant de Dieu sur Terre. La guerre est avant tout le combat des chrétiens contre les « païens », adorateurs de Mahomet. C’est ainsi qu’une figure de la chanson est particulièrement significative : l’archevêque Turpin, qui tombe juste avant Roland au combat. Malgré ses fonctions ecclésiastiques, il participe, et plutôt deux fois qu’une, à la bataille parmi les chevaliers. On voit que, même dans une société qu’on décrit comme organisée en trois ordres, il existe une certaine porosité entre les fonctions de prier et de combattre… Si bien qu’on assiste, entre autres, à cet épisode étonnant : « Par le champ va Turpin, l’archevêque. Jamais tel tonsuré ne chanta la messe, qui de sa personne ait fait autant d’exploits. Il dit au païen : ‘‘Que Dieu t’envoie tous les maux ! Tu en as tué un que mon cœur regrette.’’ Il lance en avant son bon cheval et frappe le païen sur son écu de Tolède d’un tel coup qu’il l’abat mort sur l’herbe verte. »
L’expédition militaire de Charlemagne se mue ainsi en croisade avant l’heure. Le roi a le « droit » de son côté, puisqu’il est chrétien, qu’il « entend la sainte voix de l’ange », et combat des païens. « ‘‘Frappez, barons, ne tardez pas ! Le droit est à Charles contre la gent haïe : Dieu nous a choisis pour dire le vrai jugement.’’ » L’idée du droit est ainsi confondue avec celle de la justice divine, de la guerre au jugement final du traître.
Une véracité historique quelque peu limitée
Si la chanson de Roland est une œuvre capitale de l’Europe médiévale, elle n’est pas cependant un témoignage historique d’une grande fiabilité. En effet, rédigée plusieurs siècles après l’épisode rapporté, elle est une réinterprétation, à la lumière des problèmes du temps, de l’expédition de Charlemagne. En particulier, les historiens s’accordent aujourd’hui de façon à peu près unanime pour dire que la bataille de Roncevaux, d’une importance stratégique minime, n’a pas mis aux prises l’arrière-garde de l’armée franque avec les Sarrasins, mais avec des montagnards Vascons – c’est-à-dire des Basques – de la région, en rébellion contre Charlemagne… La dimension religieuse du combat, qui est au centre de la chanson, est sans doute due au contexte dans lequel l’auteur a écrit, c’est-à-dire au moment des premières (et véritables) croisades.
On relève aussi, à la lecture, quelques erreurs assez amusantes, notamment sur la figure de Charlemagne : en 778, il est tout jeune (un peu plus d’une trentaine d’années) et n’a pas encore été couronné empereur (ce qui ne se fera qu’en 800). Cela n’empêche pas l’auteur d’écrire : « Très noblement, l’empereur chevauche. Sur sa poitrine, hors de la brogne, il a étalé sa barbe. » Barbe qui, on l’apprend très vite, est « blanche » et même « chenue ».
En attendant, la chanson de Roland fait partie des grands textes littéraires écrits en langue vulgaire (c’est-à-dire pas en latin), et est donc un témoignage très précieux pour les historiens et les linguistes. Laissons, pour finir, la parole à Roland, en anglo-normand et en français actuel :
« Fier de ta lance et jo de Durendal,
Ma bone espee, que li reis me dunat.
Se jo i moerc, dire poet ki l’avrat
Que ele fut a noble vassal. »
« Frappe de ta lance, et moi de Durendal, ma bonne épée, que me donna le roi. Si je meurs, qui l’aura pourra dire : ‘‘Ce fut l’épée d’un noble vassal.’’ »
N.B. : Les citations sont extraites de la traduction de Joseph Bédier.
Julie BRIOT-MANDEVILLE