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L'hyperinflation de la République de Weimar

4 200 milliards de marks allemands. Voilà ce que valait un seul dollar le 20 novembre 1923 sur les marchés de changes internationaux. De quoi nager dans les billets !

L’épisode de l’hyperinflation de la République de Weimar, que l’on peut circonscrire aux années 1922-1924, avec un affolement spectaculaire pendant l’année 1923 (si bien que les Allemands l’appellent das Krisenjahr, ou l’année des crises), a consacré un phénomène sans précédent dans l’économie mondiale. L’hyperinflation est en effet une immense exacerbation du phénomène d’inflation, c’est-à-dire de hausse des prix : alors que l’inflation est aujourd’hui, dans la zone euro, de 1 à 2% par an, le mois d’octobre 1923 a vu en Allemagne une hausse des prix globale de… 29 500 % environ. Imaginez : ce qui vous coûtait un mark au début du mois vous est présenté à sa fin au prix de 296 marks. Situation totalement ubuesque, qui a eu des conséquences sérieuses, d’autant plus que l’hyperinflation est un phénomène extrêmement visible, s’imposant à tous. Cet épisode traumatique a profondément marqué l’Allemagne, et encore aujourd’hui, certains choix économiques sont souvent analysés comme des réflexes acquis en 1923.

C’est le paradoxe des années 20 : tandis qu’elles sont appelées, à juste titre, les « roaring twenties », ou « années 20 rugissantes », du fait d’une croissance économique sans précédent, elles ont aussi vu se produire quelques crises de gravités variables, dans des secteurs divers. La plus connue est bien sûr celle d’octobre 1929, « Grande dépression » qui se répercute plus tard pendant toutes les années 30, et qui clôt cette décennie insouciante. Mais dès 1921 et la crise de reconversion de l’industrie américaine, on voit que les difficultés marquent régulièrement l’économie. La guerre de 1914-1918 a en fait brutalement amorcé et cristallisé une nouvelle économie, nécessitant une reconfiguration marquée des politiques économiques occidentales.

 

La situation économique de l’Allemagne d’après-guerre

La Première Guerre Mondiale a laissé des séquelles économiques considérables. Il y a eu des millions de morts ; certaines zones, dont l’ouest de l’Allemagne, ont subi des destructions matérielles très importantes. L’économie de guerre est d’ailleurs une économie de la destruction : une quantité notable des biens produits a pour objet de détruire, et d’être détruite (comme les armements) ; l’argent investi dans ces biens, d’une certaine façon, disparaît. Enfin, les Etats se sont lourdement endettés, auprès de leur propre population et auprès d’autres pays. Tout cela laisse les Etats européens très largement appauvris au regard de leur situation de 1913. A cela s’ajoute, pour l’Allemagne, le traité de Versailles, qui, non seulement inflige à l’Allemagne l’obligation bien connue de payer des réparations très lourdes, au titre qu’elle est estimée responsable de la guerre, mais aussi réduit son territoire, premièrement en confisquant son empire colonial, deuxièmement en accordant une partie de son territoire à la Pologne et en réattribuant l’Alsace et la Lorraine à la France. 

Pour faire face à ses dépenses courantes, l’Etat allemand n’a alors que peu de ressources ; parmi elles, il y a ce qu’on appelle « faire marcher la planche à billets ». C’est-à-dire que l’Etat va émettre de la monnaie sans qu’elle soit basée sur une production réelle de valeur ou de biens, pour payer les services publics, les fonctionnaires… Dépenses sociales qui augmentent d’ailleurs sous la République de Weimar, dominée par des gouvernements socialistes, et qui ne sont que très partiellement couvertes par la création de nouveaux impôts (impopulaires, alors que les gens sont déjà appauvris). Ce phénomène est commun à tous les Etats européens ayant subi la guerre. L’augmentation de la masse monétaire par l’Etat sans contrepartie réelle est un des mécanismes de base de l’inflation, et a d’ailleurs donné lieu à l’apparition du terme même d’ « inflation » pendant les premières années d’après-guerre.

 

Das Krisenjahr 1923

A l’inflation structurelle galopante s’instaurant pendant et après la Première Guerre Mondiale, s’ajoutent des événements conjoncturels qui vont initier la folle dynamique de l’hyperinflation allemande.

Au cours de l’année 1922, les acteurs économiques, allemands ou investisseurs internationaux, se rendent de plus en plus compte du grand déséquilibre entre la masse de monnaie en circulation et la richesse réelle sur le marché. Ils vont alors avoir tendance à vouloir liquider leurs capitaux en marks au profit d’autres devises plus sûres, ce qui accentue encore la masse monétaire en circulation ! C’est le phénomène dit de « fuite devant le mark », déclencheur majeur de ce mouvement hyperinflationniste.

Une autre étape de la crise est l’occupation par la France du bassin minier de la Ruhr en janvier 1923. Le gouvernement allemand s’étant déclaré incapable de payer les réparations (réalité, mais aussi mauvaise volonté), la France avait en effet décidé d’envahir cette région : premièrement en sanction du manquement de l’Allemagne à ses devoirs, deuxièmement dans le but de récolter les profits des entreprises allemandes, alternative de choix aux réparations ! Pour contrer l’offensive française, le gouvernement allemand prend la décision de soutenir financièrement une grève générale des ouvriers de la Ruhr, en accord avec le patronat. Des ressources considérables en moins et des dépenses considérables en plus : l’Allemagne s’enfonce plus profondément encore dans la stratégie de la planche à billets. 

A partir de ce moment, la confiance dans le mark (déjà bien amochée) disparaît totalement. Au cours de l’année 1923, en effet, les prix augmentent tellement rapidement que les salariés réclament de se faire payer deux fois par jour, que les prix des repas servis au restaurant varient selon l’heure de la commande… Cela pousse les Allemands à se débarrasser le plus vite possible de cet argent éphémère, dans une consommation frénétique de tous les biens à peu près durables. De plus, le troc réapparaît, corollaire notamment du refus de beaucoup d’agriculteurs de se faire payer en monnaie, car ils savent que quelques semaines voire quelques jours après elle ne vaudra plus rien, alors qu’eux ne disposent que d’une seule rentrée d’argent pour toute l’année. On voit se multiplier des scènes effarantes : la valeur des billets étant désormais plus médiocre que celle du papier qui les compose, les Allemands n’hésitent pas à brûler des billets pour se chauffer, à bourrer des fauteuils avec des liasses de billets, à tapisser leurs murs de billets… 

 

Une forte tension politique et sociale 

Cette situation extrêmement troublée délégitime totalement le gouvernement, incapable d’enrayer la machine de l’hyperinflation, et subissant toujours l’occupation française de la Ruhr. La Bavière, région ayant une forte tradition d’autonomie, menace de séparatisme la toute jeune République de Weimar ; le 26 septembre 1923, elle proclame l’état d'urgence sur son territoire et met à sa tête une sorte de triumvirat aux pouvoirs dictatoriaux. La Thuringe et la Saxe s’opposent elles aussi à l’autorité centrale. Le chancelier Stresemann tente de rétablir la situation proche de la guerre civile ; il envoie l’armée en Saxe, tente des négociations avec la Bavière. 

C’est dans ce contexte que le putsch de la Brasserie a lieu le 9 novembre 1923. A Munich, dans une grande brasserie du centre-ville dénommée la Bürgerbraükeller(c’est-à-dire, à peu près, la Cave à bière du citoyen), les trois dirigeants de Bavière parlent à un public nombreux ; surgissent alors Hitler et 3000 militants du parti nazi, qui tentent de prendre le contrôle du Land. Même si ce putsch est finalement un fiasco complet (ce qui mènera Hitler tout droit en prison), le gouvernement fédéral en ressort encore plus profondément déstabilisé. Il fait paraître cette déclaration au peuple allemand : « En ce moment de grande détresse pour notre politique extérieure, des illuminés se sont mis à l’œuvre pour casser le Reich allemand. À Munich, une horde armée a renversé le gouvernement bavarois, a arrêté le ministre-président bavarois von Knilling et s’est arrogé le droit de former un gouvernement national, désignant le général Ludendorff comme prétendu commandant de l’armée allemande, et monsieur Hitler, qui a acquis la nationalité allemande depuis peu, comme chef des destinées de l’Allemagne. Il ne faut aucune instruction pour que ces décisions issues d’un coup d’État soient nulles et non avenues. »

 

Une sortie de crise relativement rapide

Malgré l’anarchie qui menace de se propager, la politique du gouvernement allemand finit par payer, et l’inflation décroît rapidement à partir du 20 novembre 1923, date de création d’une nouvelle monnaie : le Rentenmark. Celui-civaut 1000 milliards de marks, et 1 dollar correspond à 4,2 Rentenmarks : il s’agit en fait de la valeur du mark de 1913. Monnaie temporaire, à cours non forcé, il remplace progressivement le mark-papier en circulation, grâce à différentes mesures prises par le gouvernement. Puis le 30 août 1924, le Reichsmarks’installe comme nouvelle monnaie allemande, assainie, et retrouve la confiance des investisseurs, notamment en rétablissant la convertibilité partielle en or par l’intermédiaire du dollar. Le plan Dawes d’avril 1924, fixant un nouvel échéancier pour les réparations, signant l’évacuation de la Ruhr par la France, et accordant un prêt américano-britannique à l’Allemagne, est un des éléments centraux de la stabilisation de la situation. 

 

L’héritage ordo-libéral

L’hyperinflation de la République de Weimar a eu une influence considérable dans les mentalités, et plus particulièrement dans l’évolution de la pensée économique. Il est courant de dire que les Allemands ont, à cause du souvenir quasi-cauchemardesque de cette période, une aversion toute particulière pour l’inflation. Cela, combiné à la crise des années 30, va contribuer à faire émerger un nouveau courant de pensée après la Seconde Guerre Mondiale : l’ordo-libéralisme, que l’on appelle aussi souvent « école allemande du néolibéralisme ». L’économiste Frédéric Farah l’évoque ainsi : « Dans la perspective ordo-libérale, il s’agit de promouvoir un système dans lequel le processus économique est coordonné par le mécanisme concurrentiel des prix tandis que le cadre de ce processus est organisé par l’État. » Dans cette perspective, l’enjeu de la politique économique revient à créer les cadres (institutions, règles…) dans lesquels peut se déployer l’économie libérale. Et, nous dit encore Farah, « L’ordo-libéralisme ne connaît pas seulement une fortune dans l’Allemagne d’après-guerre, il va devenir progressivement l’un des piliers doctrinaux de l’Union européenne, et ce, dès les débuts de l’aventure européenne. » La « concurrence libre et non faussée », la tendance austéritaire plutôt que l’acceptation de créer du déficit, mais aussi le maintien des 2% d’inflation maximum de la zone euro, rôle fondamental de la Banque Centrale Européenne… apparaissent ainsi comme des principes doctrinaux essentiels de l’Union européenne, inspirés de l’ordo-libéralisme, lui-même héritier de l’histoire allemande.

Les fantômes du passé ne sont pas toujours où l’on croit. Tempus rerum imperator

 

 

Julie Briot-Mandeville


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