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Le pouvoir des juges : Le droit s'est-il trop saisit de la politique ?

     Déclarant que la fraternité est un principe a valeur constitutionnelle, par une Décision n° 2018-717/718 QPC du 06 juillet 2018, le Conseil constitutionnel a censuré les termes « au séjour irrégulier » du premier alinéa de l’article L. 622-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2012-1560 du 31 décembre 2012. Or, dans un contexte de crise migratoire européenne et internationale, la décision en question vient raviver de vieux débats : la compétence du juge ne vient-elle pas parfois se substituer, de manière inopportune, aux prérogatives des acteurs politiques stricto sensu ?

 

     Peut-être est-ce l’actualité de la question ou bien encore la découverte d’un nouveau principe à valeur constitutionnel aux contours à définir entièrement, toujours est-il que la décision des sages du 6 juillet 2018 a provoqué (et provoquera encore) bien des réactions. Pour être précis, en censurant les termes « au séjour irrégulier » de l’article L. 622-4, les juges de la rue Montpensier élargissent l’exception au délit prévu l’article L. 622-1. Dès lors, et à compter du 1er décembre 2018, tombera également sous le coup cette immunité, l’aide humanitaire (désintéressée) à la circulation de la personne en situation irrégulière, puisqu’elle n’a pas « nécessairement pour conséquence à la différence de celle apportée à son entrée, de faire naître une situation illicite ». D’aucun y voit une décision politique en ce qu’elle aurait pour conséquence l’élargissement de la politique migratoire en France, puisque qu’elle étend la protection des personnes privées désireuses de venir en aide aux personnes en situations irrégulières. Comme pour se protéger rétroactivement de ses détracteurs, le Conseil constitutionnel énonce « qu’il ne lui appartient pas d'indiquer les modifications qui doivent être retenues pour qu'il soit remédié à l'inconstitutionnalité constatée ». Mais le mal est fait : dénonçant le caractère plus politique que juridique de la décision, des termes tels que « gouvernement des juges » ou « juristocratie » sont réapparus, soulignant l’aspect politiquement orienté de la solution. Le débat invite alors à s’interroger sur le lien entre l’acte de juger et l’exercice du pouvoir politique mais plus encore sur la possibilité, ou non, d’y trouver une réponse, pas seulement casuistique mais bien systémique.

 

Un pouvoir à géométrie variable selon la nature du contentieux

 

     Effectivement, les particularismes du contentieux constitutionnel, au moins dans son aspect de juge de la conformité de la loi vis-à-vis de la Constitution, donne des situations particulièrement propices à ce type d’analyse. Les littératures politistes et constitutionnalistes tranchant ainsi soit en faveur d’un juge constitutionnel acteur de la pratique politique ou pour un simple arbitre de la norme suprême[1]. En réalité, comme le souligne le professeur Meunier, jamais totalement l’un ou l’autre ; la décision du 6 juillet vient s’inscrire sur une échelle entre le juge constitutionnel, simple arbitre procédural, comme cela pouvait être le cas en France antérieurement à la décision Liberté d’association de 1971, et la figure du juge comme acteur déterminant du phénomène politique. On peut penser, pour illustrer ce dernier, aux évènements survenues au Guatemala en 1993 à l’issue desquels la Cour constitutionnelle nationale parvient à pousser à l’exil le Président en place, à qui l’on reprochait une tentative autoritaire[2] ou même plus récemment, sur le maintien en détention de l’ex-président Lula au Brésil.

                                                                                                                                  

     Sans solution dichotomique, la nature de l’office du juge varie autant qu’il peut y exister de matière. Ainsi, la question de la place du juge dans le contentieux administratif s’est vue profondément bouleversée par le développement des Chartes et textes constitutionnels à visée protectrice des droits de l’Homme, entraînant, de facto, une limitation aux facultés d’action des administrations publiques. Là encore, deux tendances opposées apparaissent : les professeurs Harlow and Rawlings les conceptualisent alors comme des Greens lights theories et comme des Reds lights theories[3]. Les premières font état de la plus grande liberté de l’administration, moins contrôlée par le juge, à jouer le rôle de moteur de progrès pour la société. À l’inverse, les seconds soulignent le risque d’arbitraire, de lawless, dont pourrait profiter l’administration dans ses actes en l’absence de contrôle. Là encore, tout nous ramène à la célèbre phrase de Pascal : « Il y a un milieu entre rien et tout, et ce milieu, c’est l’Homme ».

 

     Mais, dans les contentieux de droit privé, les situations procédurales sont différentes. Il ne s’agit pas d’un justiciable s’attaquant à une norme juridique, David contre Goliath, mais de deux justiciables désireux de savoir auquel des deux la loi donne raison. Cosette contre Euphrasie. Il en découle que la nature même de son acte est différente que l’on se place au niveau individuel ou holistique. À la seule échelle de l’espèce qui lui est soumise, l’article 4 du Code civil fait obligation au juge de statuer. Pire encore, le principe de juridiction, , fondé sur l’article 12 du Code de procédure civile, le place au-dessus des parties qui ne peuvent lui imposer leurs qualifications des faits dont le juge à l’obligatoire maîtrise[4]. En contrepartie, son pouvoir présuppose les multiples garanties connues : indépendance et impartialité, sans oublier l’obligation de motiver ces décisions qui connaît une vitalité renouvelée en matière de choix de la peine au pénal. Le pouvoir exorbitant du juge sur les justiciables lui faisant face est contrebalancé par ces garanties du procès équitable comme l’indépendance et l’impartialité. Mais à l’échelle globale, c’est-à-dire jurisprudentielle, ce pouvoir est tout autre : par le lent déploiement des solutions, le juge participe, à son niveau, à l’édification d’une cohérence (ou incohérence) générale du droit en général ou d’une norme en particulier. Il précise la norme partout où le législateur, déjà embourbé dans des lois de plus en plus longues et techniques, n’a pu anticiper le contentieux. Sa relation avec le pouvoir politique, moins qu’une opposition, se veut complémentaire : le juge précisant le législateur quand ce dernier peut consacrer ou pas les solutions du premier par œuvre de codification à droit constant.

 

Un pouvoir à géométrie variable selon la culture juridique

 

     Ainsi, si en droit interne on compte autant d’office du juge qu’il y a de fonctions contentieuses, sous l’angle comparatiste cette fonction a encore tendance à varier selon la région du monde en question. On pense alors immédiatement à la classique dichotomie entre les systèmes de droit romano-germanique et de common law, même si, d’une part de nombreux rapprochement entament l’intérêt de la distinction, et d’autre part on dénombre bien d’autres familles de culture juridique à l’instar du droit musulman ou des droits coutumiers africains. Néanmoins, portée aux nues par les successifs (et critiqués) rapports Doing businness, la tradition de la common law fait une place bien différente à la fonction de juge.

 

     En effet, le prestige dont dispose la magistrature anglo-saxonne est sans communes mesures avec ces confrères des pays à tradition civiliste. Cela est particulièrement vrai vis-à-vis du monde universitaire de ces pays puisque de nombreuses écoles et bibliothèques de droit portent le nom d’anciens juges. On y retrouve souvent les bureaux de ces célèbres magistrats, reconstitués comme des lieux de pèlerinage pour juriste. Au Royaume-Uni, et jusqu’en 2005, le Lord chancelier cumulait les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ainsi que le monopole du recrutement de ses subordonnées. De plus, dans l’ensemble des pays nourris à la common law, les juges doivent être d’anciens praticiens du droit, condition considérée comme sine qua none à la bonne administration de la justice. De quoi faire rêver, un certain Maître Dupond-Moretti. Ainsi, sans rentrer dans l’arène politicienne, la carrière d’un juge au Royaume-Uni lui donne l’occasion de déployer une véritable politique juridique[5].

 

     À l’inverse, aux États-Unis, le juge doit plus ou moins, selon les États, assumer cet aspect politique de son office. D’abord la magistrature fédérale doit systématiquement faire l’objet d’une nomination par l’exécutif avant d’être ratifiée par le Sénat. Cette soumission aux deux entités politiques donne de véritables successions de tendances juridiques, plus ou moins libérales principalement pour la Cour suprême fédérale. La politique gouvernementale se retrouve ainsi liée historiquement à la politique jurisprudentielle de ces juridictions. On pense immédiatement à la récente nomination, par Donald Trump, de Brett Kavanaugh, ancien conseiller juridique du George W. Bush. Concernant les douze mille juges des différents États fédérés, leurs nominations varient selon la législation fédérée. Près de 82% d’entre eux sont néanmoins élus comme c’est le cas en Floride ou en Pennsylvanie. Dans ce dernier cas, le lien entre l’exercice politique et l’office juridictionnelle atteint son pinacle puisque le prétendant au poste est institutionnellement invité à descendre dans l’arène électorale.

 

     Enfin, le pouvoir que délègue le politique au juge peut varier selon l’usage, plus ou moins important, de standards juridiques au sein du droit positif national. Le standard, défini comme une notion à contenu variable, désigne un comportement supposé s’aligner sur un modèle jugé conforme. Il correspond à un certain idéal social et n’est jamais formulé de manière absolue ou précisément défini comme peut l’être la rules, la règle de droit. Né aux États-Unis au XIXème siècle, il est introduit en France par le comparatiste Edouard Lambert qui y voit une solution à la rigidité du droit « dur ». Des exemples typiques du standard en France, l’on peut citer celui de la bonne foi ou encore de la raison, qu’elle concerne les délais ou même les comportements. Il offre ainsi au juge un véritable pouvoir normatif et d’adaptation de ses décisions à chaque cas d’espèce.

 

    En résumé, l’impact politique de l’office du juge varie selon un grand nombre de circonstances que peuvent être la culture et le droit positif national mais bien entendu aussi, la nature même du contentieux et de la matière en question. Lié par essence aux procédures constitutionnelles et administratives, il est a contrario restreint dans des matières telle le droit des contrats dans laquelle l’imprévisibilité judiciaire effraie. Et ne parlons pas du droit pénal où le juge est lié au principe d’interprétation stricte du droit. La décision des sages du 6 juillet dernier n’est finalement que la découverte d’un nouveau standard juridique qu’il appartiendra au juge de délimiter par ses décisions. À l’instar de toute norme souple, il suppose d’abord une largesse sémantique, corollaire de l’adaptabilité, certes au détriment de la sécurité juridique et, en l’espèce, du délit de solidarité. Mais ne nous leurrons pas : l’ultime bastion du pouvoir politique, intact de toutes juridictions impératives, le droit international, nous le montre régulièrement : ce que le politique a fait, le politique peut le défaire.

 

 

Pour aller plus loin :

            -Louis Favoreu, « La Politique saisie par le droit », Economica », 1988 ;

            -Dossier « L’office du juge », Revue de droit d’Assas, n° 13-14, février 2017, pp. 42 et ss ;

            -Néron S., « Le standard, un instrument juridique complexe », JCP G, n° 38, 19 septembre 2011.

 

 

Th. Bugada

 

[1] Meunier J., « Les décisions du Conseil constitutionnel et le jeu politique », Pouvoirs, vol. 105, n° 2, 2003, pp. 29-40.

[2] Garcia Laguardia J. M., « La jurisdicción constitucional en Guatemala », in Hernandez Valle R. et Pérez Tremps, La justicia constituticional como elemento de consolidación de la democracia en Centroamérica, Valencia, Tirant lo blanch 2000, p. 129-15.

[3] Harlow C. and Rawlings R., Law and Administration, 3ème éd., Cambridge, Cambridge University Press, 2009.

[4] Même si la jurisprudence de l’Assemblée Plénière du 21 décembre 2007 a amené la tentation à l’aléatoire, voire l’arbitraire en laissant au juge la simple faculté de changer le fondement juridique des demandes : Sur ce point, V. notamment Bléry C., « Office du juge : entre activité exigée et passivité permise », Procédures, 2012 ;

[5] Pour un exposé plus exhaustif de la fonction de magistrat au Royaume-Uni, Griffith J. A. G., « The politics of the Judiciary », 1991, London, Fontana Press, 4ème éd., pp. 352 et ss ;

 
 

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 Auteur de l'article : Th. Bugada


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