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Le style rédactionnel des décisions de justice : This is law as poetry

Lors du colloque « Et si on parlait du justiciable du 21ème siècle ? » organisé vendredi 8 février 2019 au Tribunal de grande instance de Paris, Alain Lacabarats, Président de chambre honoraire à la Cour de cassation prenait acte des reproches réguliers faits aux décisions rendues par la juridiction : difficiles à comprendre, sinon totalement incompréhensibles. Fort justement, il soulignait alors

Le 26 septembre 2018, la Chambre commerciale de la Cour de cassation rendait sa première décision rédigée sans l’usage du célèbre « attendu que »[i]. Six ans plus tard, se rapprochent donc les politiques stylistiques du Quai de l’horloge avec celle du Conseil d’État. Cette dernière juridiction appliqua, par cinq arrêts du 17 juillet 2013, les nouvelles règle de rédaction des décisions de juridiction administrative. Le « Considérant que » placé en tête de chaque paragraphe se voit remplacé par une formule introductive : « Considérant ce qui suit ». Cette réforme, pouvant paraître purement formelle, avait pourtant provoqué l’émotion des uns[ii] et l’approbation des autres qui reconnaissent le gain d’une certaine intelligibilité[iii].

 

Loin d’être une considération secondaire, le style juridictionnel a pendant longtemps été un sujet facilement instrumentalisé, et cela, de manière plus ou moins légitime. D’abord vu comme un outil d’assise du pouvoir, puis de la suprématie d’un État à l’international, il s’agit aujourd’hui d’une problématique qui touche, bien plus que les dirigeants, les dirigés eux-mêmes, en leur qualité de justiciable.

 

Le style juridictionnel au service de l’unité

 

La décision de justice constitue en effet la matérialité de la fonction du juge, définie comme rationnelle et normative, consistant à attribuer à chacun ce qui lui est dû, en fonction du droit et en considération du bien commun. L’acte de juger est alors à la fois un symbole de l’institution étatique de la justice, mais aussi un régulateur social réglant les conflits par une décision individuelle devant pourtant être acceptée par tous. À cette fin, le jugement, ou arrêt, doit refléter fidèlement la pensée juridique du juge et constituer la ou les réponses aux questions qui lui sont soumises (ou comme le disait le Doyen Carbonnier : Comment le juge juge comme il juge ?)[iv].

 

La notion de style judiciaire a ainsi connu une large étude dans les années 1970 avec les travaux d’Hein Kötz[v] et John Dawson[vi]. Il s’agissait alors d’émettre une réflexion historique retraçant l’évolution des pouvoirs normatifs des juges et du statut de la jurisprudence, via l’analyse de la rédaction des décisions des juridictions supérieures.

 

Mais les enjeux du style juridictionnel n’ont fait que s’accroître au fil des années. Aujourd’hui, l’intelligibilité des décisions de justice relève d’un rôle majeur en droit positif. S’est ainsi développée une facette internationaliste puisque la facilité d’accès et de compréhension de la jurisprudence, plus particulièrement fiscale, constitue un élément de l’attractivité d’un pays pour les investisseurs, en ce qu’elles constituent un gage de sécurité juridique[vii]. Et en la matière, la France ne fait pas vraiment figure de bon élève. La publication annuelle, à partir de l'automne 2003, des rapports Doing Business (DB) par la Société financière internationale (SFI), filiale de la Banque mondiale, a en effet lancé au niveau mondial une forte polémique sur la capacité du droit en général, et du droit français en particulier, à favoriser la croissance économique. Le rapport de 2006 a ainsi classé la France en quarante-quatrième position, sur cent-cinquante-cinq pays, entre la Jamaïque et le Kiribati, émettant des doutes sur l’efficacité juridique du modèle français[viii].

 

La France est pourtant l’un des premiers pays à consacrer une disposition légale prescrivant des modalités précises de rédaction des jugements. Ainsi, l’article 15 du titre V de la loi des 16 et 24 août 1790 énonçait que « la rédaction des jugements, tant sur l’appel qu’en première instance, comprendra quatre parties distinctes. Dans la première, les noms et les qualités des parties seront énoncés. Dans la seconde, les questions de fait et de droit qui constituent le procès seront posées avec précision. Dans la troisième, le résultat des faits reconnus ou constatés par l’instruction, et les motifs qui auront déterminé le jugement, seront exprimés. La quatrième enfin contiendra le dispositif du jugement ». Afin de contrôler le modèle rédactionnel ainsi proclamé, il sera institué, quelques mois plus tard, le Tribunal de cassation. Le développement de cette juridiction amènera par la suite la France à l’ère de « la jurisprudence moderne », que connaissent les pays de droit civil[ix]. En d’autres termes, cette formalisation de l’acte de rendre justice a participé à faire passer la jurisprudence de l’état embryonnaire de « jurisprudence des arrêts » avant la Révolution française, à une jurisprudence kelsénienne définie comme la transformation de normes individuelles (les décisions judiciaires) en normes générales imitant le langage de la loi et empruntant son autorité pour s’imposer comme des interprétations authentiques des règles législatives et codifiées[x]. La transformation est d’ailleurs consacrée en 1837 quand est rentrée en vigueur la loi énonçant la supériorité des décisions de la Cour de cassation. La raison est alors à la fois d’écarter la franco-française crainte du gouvernement des juges, en leur imposant un cadre formel, mais également d’asseoir l’autorité de la justice étatique s’inspirant alors des mécanismes du droit canonique, lui-même frileux devant les remises en question. Un des impacts importants de cette vision réglementariste a été le refus catégorique de la publication des avis dissidents au sein des formations collégial : la décision doit faire figure d’unanimité et surtout d’unité. Or, l’avis contraire d’un magistrat participe, dans les pays anglo-saxon, au développement de la figure du juge comme penseur et non pas seulement bouche du droit.

 

Cette conception a également eu pour conséquence l’absence de motivation des décisions. Cette lacune fut toujours marque d’autorité du pouvoir royal qui affirmait ainsi son autorité sur les Parlements, qui voyaient en lui un de leurs privilèges de cours souveraines à l’égard du pouvoir royal. Malgré les revendications croissantes en faveur d’une motivation, les décisions de justice demeurèrent jusqu’à la révolution non motivées, à quelques rares exceptions près. Ainsi, après les mentions des qualités des parties, la décision comportait l’une des formules stéréotypées d’usage (« Le tout joint et considéré », « ouï le rapport et tout considéré ») qui conduisait au dispositif[xi]. Cette logique justificatrice du pouvoir constitue alors la racine du caractère laconique reproché au style du Conseil d’État et plus généralement des juridictions administratives. Or aujourd’hui, l’ordre administratif est en pleine réflexion afin de rompre avec cette image d’institution opaque. Ainsi et la suite du rapport rendu par le groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative, présidé par Philippe Martin, en avril 2012, ont été lancé plusieurs initiatives visant à répondre à ces reproches[xii]. Mitchel Lasser proposait notamment une conception plus exégétique des décisions rendus, afin de les « rattacher » aux travaux annexes et connexes que sont les conclusions des rapporteurs publics[xiii].

 

Ainsi, l’instrumentalisation de la plume du juge en faveur de l’autorité de l’État, si elle a un temps servi les intérêts communs, est à l’origine de l’apparition de toute une série de problématique en contradiction avec une tendance faisant du jugement, l’expression d’un droit fondamental.

 

Le style au service de la multitude

 

Mais plus directement, la compréhension de la décision de justice se justifie aujourd’hui en tant qu’expression des droits fondamentaux des justiciables et plus largement des sujets de droit. La compréhension des jugements et arrêts participe ainsi à l’accessibilité et intelligibilité du droit qui constitue, pour le législateur tout du moins, un objectif à valeur constitutionnel bien ancré[xiv].

 

Pour le juge, la qualité de sa décision, de plus en plus sollicitée, l’a poussé à se poser la question de la motivation de son jugement ou arrêt. Impulsé par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et sa jurisprudence Taxquet c/ Belgique du 13 janvier 2009 qui fait de la motivation des décisions une composante du droit à un procès équitable, elle a supposé en France, un moratoire presque total sur l’état du droit en la matière[xv]. Ainsi, alors que le Conseil constitutionnel multiplie les pistes de réflexion sur le sujet[xvi], la Cour de cassation a également pris la mesure du problème, dans son aspect pénal, en multipliant les jurisprudences imposant une motivation pour les peines, qu’elles soient de natures contraventionnelles, délictuelles ou même criminelles[xvii].

 

Ainsi, le régime français paye aujourd’hui son ancienne conception du texte juridictionnel comme encrage de la puissance publique. Si l’instrumentalisation a pu un temps sembler légitime, elle est aujourd’hui à contre-courant de la conception moderne de la justice, nouvellement irriguée par de nouveaux droits fondamentaux dont bénéficie les justiciables. Le privilège du jugement laconique et la technicité de la phrase unique doivent s’adapter à plus d’intelligibilité afin que la justice ne soit plus seulement rendue mais soit aussi comprise.  

 

Thomas Bugada

 

[i]Cass. Com., 26 sept. 2018, n° 16-28.281 ;

[ii]J.-C. Duchon-Doris, Libres propos sur la rédaction des décisions de justice, AJDA 2012. 2264 ;

[iii]En ce sens : J.-M. Pastor, Le début de la fin pour le considérant ?, AJDA 2013. 1546 ;

[iv]J.-P. Ancel, La rédaction des décisions de justice en France, RIDC, 1998, 50-3, p. 841-852 ;

[v]H. Kötz, Über den Stil höchstrichterlicher, in Jürgen Basedow, Klaus Haupt et Reinhard Zimmermann (Hrsg.), Hein Kötz, Undogmatisches. Rechtsvergleichende und rechtsökonomische Studien aux dreiBig Jahren, Tübingen : Mohr Siebeck, 2005, p. 1-19 ;

[vi]J. P. Dawson, The Oracles of the Law, Ann Arbor : The University of Michigan School of Law, 1968 ;

[vii]L'arme du droit. Le droit est-il une arme ?, intervention de J.-M. Sauvé, vice-président du Conseil d'Etat aux journées organisées à l'occasion du bicentenaire du rétablissement du barreau de Paris, le 26 juin 2010

[viii]B. du Marais, Entre la Jamaïque et le Kiribati, quelques réflexions sur l'attractivité du droit français dans la compétition économique internationale, in Rapport public du Conseil d'Etat 2006, p. 377 ;

[ix]J.-L. Halpérin, Le Tribunal de cassation et la naissance de la jurisprudence moderne, in Robert Badinter (dir.), Une autre Justice, Paris : Fayard, 1989, p. 225-241 ;

[x]J .-L. Halpérin, Les styles judiciaires, des traditions nationales ?, Droit et société, 2015, n° 3, p. 49-504

[xi]T. Sauvel, Histoire du jugement motivé, RDP 1955, p. 30 ;

[xii]P. Brunet, Le style déductif du Conseil d’État et la ligne de partage des mots, Droit et société, 2015/3, n° 91, p. 545-561 ;

[xiii]M. Lasser, Judicial (Self-)Portraits: Judicial Discourse in the French Legal System, Yale Law Journal, 104 (6), 1995, p. 1325 ; Id., Judicial Deliberations. A Comparative Analysis of Judicial Transparency and Legitimacy, Oxford : Oxford University Press, 2004 ;

[xiv]Décis. Cons. const. no 99-411 DC du 16 juin 1999, Rec. Cons. const., p. 75 ;

[xv]P. Deumier, Repenser la motivation des arrêts de la Cour de cassation ? Raisons, identification, réalisation, D. 2015. 2022 ;

[xvi]La réforme de la motivation des décisions du Conseil constitutionnel à l’épreuve des modèles étrangers, Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, 2017/2-3, n°55-56 ;

[xvii]E. Dreyer, Motivation de la peine : l’omniscience du juge, Gaz. Pal. 23 janv. 2018.



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