« L’amour ne figure dans aucun code, mais il a sa place réservée sur le banc des accusés. Il est au palais de justice comme la corde dans la maison du pendu. Tout le monde le voit, personne n’ose en parler »[i]. Le silence de la loi sur le phénomène qu’est l’amour est logique, trop insaisissable, peu pertinent. Mais l’omerta n’est pas totale : s’il se lit entre en ligne du droit de la famille, il apparaît clairement sur celles du Code pénal. Sous le vocable « drame de la séparation » ou encore « infraction par amour », le crime passionnel a fait l’objet, dans son traitement juridique, d’une évolution à 180 degrés. D’abord objet d’une fascination médiatique et psychosociologique, il a pris, à notre époque, sa vraie nature de simple infraction discriminatoire, à l’heure du combat pour l’égalité entre les sexes. Et si la vision presque bienveillante du crime passionnel n’est plus, il n’en demeure pas moins que perdure certaines de ses manifestations criminogènes.
« Je l'aimais tant, oui que pour la garder, je l'ai tuée ». Loin des propos d’un quelconque accusé, c’est Johnny Hallyday qui chantait ces mots, en 1976 dans Requiem pour un fou. Or, derrière les qualités du chant, l’interprète développe en quoi l’amour a mené à l’homicide volontaire. De Tristan et Iseut à Bonnie et Clyde, la littérature, lyrique ou non, regorge d’infractions pénales commises au mobile de l’amour. Le crime passionnel en constitue alors sa manifestation la plus paradoxale : l’être aimé est tué par celui qui ne pouvait s’en passer. C’est peut-être ce paradoxe qui explique la fascination des sociétés pour ces histoires. Mais loin des faits divers récurrents, le crime passionnel a eu sa propre évolution juridique en France. Concomitamment à l’évolution des mœurs, mais surtout des sciences sociales que sont le droit ou la psychologie, le meurtre de celui qui est aimé a vu son statut passer d’excuse à l’infraction à celui d’infraction aggravée, à l’heure où les législations se battent contre les violences faites aux conjoint(e)s. Néanmoins, cette première vision, opposée à celle droit contemporain, a laissé des traces au sein du corpus juridique national qui en conserve une partie de sa philosophie.
D’une vision romantique à une sévérité juridique du crime passionnel
Le crime passionnel n’existe pas : tel est le titre d’une tribune parue en 2014 dans le journal Libération, publié par le collectif « Prenons la une ». Le texte était alors l’occasion d’avertir les lecteurs contre la tendance des médias à minimiser la responsabilité de celui qui tue son ou sa partenaire. L’avertissement peut sembler aller de soi, mais il est l’occasion de revenir sur la qualification et le traitement juridique de l’homicide commis sur celui ou celle qui partage la vie du mis en cause.
Historiquement, de 1810 jusqu’en 1975, on pouvait effectivement lire, sous l’article 324 de l’ancien Code pénal : Dans le cas d'adultère, prévu par l'article 336, le meurtre commis par l'époux sur son épouse, ainsi que sur le complice, à l'instant où il les surprend en flagrant délit dans la maison conjugale, est excusable. Mœurs d’un autre temps, celui où l’adultère constituait une infraction pénale jusqu’à l’abandon d’une telle vision par la loi du 11 juillet 1975[ii]. L’atteinte au principe d’égalité devant la loi était alors majeure : la tournure de l’ancien article 324 excusait alors le meurtre de la femme adultère mais pas de l’homme. Le vrai crime passionnel était donc à l’époque, non pas le meurtre mais bien l’adultère de celle qui s’attache à un autre que son mari. Elle encourait alors, non pas seulement la peine institutionnelle de trois à quarante-huit mois d’emprisonnement de l’ancien article 337, mais également la mort provoquée par son conjoint et excusée par le droit. La doctrine étrangère fera même du crime passionnel une fascination française. Ainsi, et citant à outrance le pamphlet du fils d’Alexandre Dumas[iii], Robert Ferrari, professeur de droit californien, compare les procédures pénales françaises et américaines sous le prisme du crime passionnel, qu’il juge inscrit dans la culture juridique française[iv].
Alors, d’où viendrait l’historique fascination ? On considère souvent que ce qui fait la singularité du crime passionnel, est l’absence d’antécédents des auteurs qui, jusqu’alors, n’étaient sujets à aucune pulsion de violence. Si l’affirmation est vraie dans une certaine mesure, elle est à nuancer. Dans sa thèse publiée en 2008 et intitulée Le crime passionnel. Étude du processus de passage à l'acte et de sa répression : l'avocate Habiba Touré, écrit en effet que s’il est vrai que l'auteur d'un meurtre sur son conjoint n'a souvent pas d'antécédents judiciaires, la violence a pu exister bien auparavant. Son propos fait écho, de nos jours, avec la part de violences faites aux femmes qui demeurent sans plainte déposée.
La fin de cette conception romancée de l’homicide sur le conjoint débute dans la seconde moitié du XXème siècle avec la dépénalisation de l’adultère et plus tard les premières campagnes contre les atteintes aux femmes en 1989 et la création de commissions départementales d’action. Les violences conjugales deviendront par la suite, en 1994, un délit sous l’égide du nouveau Code pénal[v]. Par la suite, c’est le juge qui participera à l’évolution des mentalités via la jurisprudence de la Cour de cassation, en reconnaissant le viol entre époux[vi]. L’étape suivante sera franchie en 2006 par la loi du 4 avril 2006 renforçant la prévention et la répression des violences au sein du couple ou commises contre les mineurs. Cette dernière viendra instituer un article 132-80 au sein du Code pénal, définissant une circonstance aggravante générale pour les infractions commises par le conjoint, le concubin ou le partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité.
L’inversion de la conception juridique du crime – et délit – passionnel paraîtra alors complète : ce qui était autrefois jugé avec indulgence par le droit devient une circonstance aggravante supposant une plus grande sévérité et l’élévation du quantum de la peine. Aujourd’hui, avec l’aide du développement sans précèdent qu’a connu la victimologie en France, le concept de crime passionnel ne constitue plus un moyen de défense efficace. Au contraire. L'avocate bordelaise Maud Sécheresse, qui a traité une dizaine de ces crimes, se rappelle ainsi la plaidoirie maladroite dont elle a été témoin et où son confrère faisait appel à Othello, « le feu qui brûle en vous », « la passion amoureuse » dans un dossier criminel où l'accusé avait tenté de tuer son épouse et l'amant de celle-ci. Et l’avocate de conclure : « C’était très mal passé ». De la même manière, Michel Regaldo-Saint Blancard, président de chambre correctionnelle à Bordeaux et ancien président d’assises pendant treize ans, observe que les jurés se montrent globalement moins sensibles au crime passionnel lorsqu’il est évoqué par la défense[vii].
Plus récemment, un autre avocat, Randall Schwerdorffer, conseil de Jonathann Daval, a créé la polémique du fait de ses propos. Son client venait en effet d’avouer le meurtre de sa femme Alexia après avoir signalé sa disparition et participé, éploré, à la battue lancée pour la retrouver. L’avocat a alors parlé de « la personnalité écrasante » de la défunte, de ses « accès de violence » et dit qu'il ne défendrait pas un meurtre mais un accident dans le cadre d’une crise de couple « de trop ».
Ainsi, le monde semblait marcher à nouveau droit. La fascination morbide du crime est remplacée par une désapprobation morale, traduite par un nouvel arsenal juridique. Pourtant, la page n’est pas complètement tournée et le droit positif a encore bien du mal à remettre à sa place les doux sentiments de l’amour déçu.
La persistance des difficultés du traitement de l’amour par le droit
À la suite d’une évolution sociétale à la fois complète mais longue, le droit pénal parvint finalement à donner aux infractions portant atteinte à la personne du conjoint une toute nouvelle gravité. Pourtant le couple constitue encore aujourd’hui une notion plus que complexe pour la législation pénale.
En effet, s’il est une circonstance aggravante en matière d’atteinte à la personne, le lien conjugal constitue, à l’inverse, un écran protecteur en présence d’atteinte aux biens. En pareil cas, l’infraction a beau être constituée sur un plan formel, il ne peut y avoir de mise en mouvement de l’action publique à l’encontre du conjoint auteur. Ainsi, l’article 311-12, 2° du Code pénal énonce que le vol ne peut donner lieu à des poursuites pénales lorsqu’il est notamment commis au préjudice de son conjoint. L’immunité qui en découle, censée préserver la paix sociale au sein du foyer et éviter de faire des tribunaux des arbitres familiaux, entraîne un angle mort au sein du droit pénal, qui ne peut s’intéresser à l’atteinte aux biens au sein du ménage. Il ne peut pas y avoir d’infraction par amour, s’il n’y a pas d’infraction, non ? D’autant plus que l’immunité est la même pour les infractions d’abus de confiance, d’escroquerie, de chantage ainsi que pour les différentes formes d’extorsions. En d’autres termes, si l’on protège plus des atteintes physiques la personne qui a confiance en son conjoint, le droit néglige la vulnérabilité du patrimoine qui peut exister de la même manière.
À la recherche d’équilibre, l’alinéa 2 du même article exclut heureusement l’immunité pour « les objets ou documents indispensables à la vie quotidienne de la victime, tels que des documents d’identité, relatifs au titre de séjour ou de résidence d’un étranger, ou des moyens de paiement ». L’objectif est alors d’éviter l’asservissement d’un des conjoints à qui l’on soustrairait des documents nécessaires à sa vie quotidienne. À cette fin, la tournure de l’alinéa 2 a permis à certains auteurs de penser que cette liste, rétablissant la loi pénale de droit commun au sein du couple, ne soit pas de nature exhaustive et qu’il appartiendrait au juge de déterminer le bastion de la propriété au sein du ménage[viii]. Une telle problématique, purement pénale, est pourtant à nuancer. Quand bien même une série d’actes tomberait sous le coup de l’immunité, les époux demeurent titulaires d’un droit d’action par la voie civile classique ou encore dans le cadre de la procédure de divorce.
Enfin et pour parer à la rigueur du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale, le législateur a dû intervenir à plusieurs reprises pour « délimiter » précisément où commence et où finit l’amour.
En effet, le législateur, afin de mieux saisir l’hétérogénéité des violences au sein du couple, a inséré, par la loi du 4 avril 2006, une circonstance aggravante d’infraction commise sur l’ancien conjoint, concubin ou partenaire lié par un pacte civil de solidarité au sein de l’article 132-80 qui devient, de fait, le parangon de la répression pénale aggravée au sein du couple et des « ex », mais sans définir complètement ce dernier vocable. Or, si une circulaire de la direction des affaires criminelles et des grâces est venue préciser que « l’ancienne relation de couple devient ainsi une circonstance aggravante au même titre que la relation de couple existant au moment de l’infraction, ce qui correspond aux situations [...] dans lesquelles la séparation d’un couple se produit de façon conflictuelle et étalée dans le temps, donnant lieu à des violences de la part de l’homme contre son ancienne compagne»[ix], le texte ainsi réformé à quand même dû faire face à de nombreuses difficultés juridiques.
En effet, pendant un temps, une telle circonstance aggravante ne trouvait application que pour les crimes et délits au sens de l’article 132-80 nouvellement rédigé. Or, cela revenait à exclure les violences ayant entraîné une incapacité de travail totale de moins de huit jours. La carence fut heureusement corrigée par la loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants dont l’article 32 vient modifier la circonstance aggravante. De la même manière, mais cette fois sans qu’une réponse n’ait pu être apportée au problème, la circonstance aggravante d’ancien conjoint, concubin ou partenaire lié par un pacte civil de solidarité impose au juge de caractériser un dol spécial : la réalisation de l’infraction justement du fait de l’ancienne relation entre l’auteur et la victime. Il en découle un traitement par casuistique des juridictions qui doivent déterminer le mobile de l’acte quand bien même il est censé être indifférent à la qualification de l’infraction. Par exemple, la Cour d’appel de Toulouse a rejeté la circonstance aggravante pour un coup de pied donné par l’agent à son ancienne concubine en raison de la rupture du contrat de travail l’unissant à cette dernière. Coup de pied aurait-il été donné si les deux protagonistes n’avaient pas eu un tel passif ? Rien n’est moins sûr.
Pour conclure, l’évolution de l’appréhension par la loi de l’infraction commise par ou à cause de l’amour a connu bien des vicissitudes. D’abord considéré comme un sentiment justificateur du plus terrible des actes, le crime passionnel a finalement été saisi par le temps et l’évolution du droit et des autres sciences sociales. Aujourd’hui pourtant, le couple (et l’ancien couple) constitue toujours, pour la loi pénale, un bastion au-delà de sa compréhension : comment déterminer si l’agent a agi précisément du fait de ses sentiments alors que les mobiles sont indifférents lors du procès ? Le Code pénal doit-il régir également les atteintes aux biens du ménage ? L’évolution salvatrice d’hier, si elle perdure, peut-elle constituer une police du cœur de demain ? L’amour n’est plus une excuse au droit comme en 1810 mais ce dernier demeure trop mécanique pour atteindre les amoureux : L’amour trace autour des amants un cercle qui exclut le bonheur du jour et l’obéissance aux lois de la tribu[x].
Thomas BUGADA
[i] J. Vergès, Dictionnaire amoureux de la Justice, 2002, Plon, ss Amour.
[ii] Loi n° 75-617 du 11 juillet 1975 portant réforme du divorce.
[iii] A.Dumas fils, L’Homme-Femme, Paris, Michel Lévy, 1873, p. 175-176 : « Si rien ne peut l’empêcher de prostituer ton nom avec son corps […] tue-la ! ».
[iv] R. Ferrari, "Crime Passionnel in French Courts," California Law Review vol. 6, no. 5 (1917-1918), p. 331-341.
[v] Loi n° 92-1336 du 16 décembre 1992 relative à l'entrée en vigueur du nouveau code pénal et à la modification de certaines dispositions de droit pénal et de procédure pénale rendue nécessaire par cette entrée en vigueur.
[vi] Cass. Crim., 5 septembre 1990, n° 90.83-786.
[vii] A. Coïgnac, « Le crime passionnel » au XIXème siècle existe-t-il encore ?, D., 19 sept. 2018.
[viii] M. Véron, Droit pénal spécial, 14e éd., Sirey, 2012, no 393-1 ; v. aussi, en ce sens : C. Mascala, qui observe que « l’énumération légale n’étant pas limitative il appartient à la juridiction de décider si la chose remise par la victime à l’escroc était indispensable à sa vie quotidienne », Rép. pén., vo Abus de confiance, avr. 2016 [actu. févr. 2017].
[ix] Circ. 19 avr. 2006, CRIM 2006-10, E8/19-04-2006.
[x] J. Vergès, préc. cité.