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Loi de programmation et de réforme de la justice : l’utopique « faire mieux, plus vite »

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Alors que le travail législatif concernant la loi de programmation et de réforme de la justice pour les années 2018 à 2022 est en cours, les camps des partisans et des détracteurs du texte sont de plus en plus polarisés. Alors que les premiers témoignent d’un texte de modernisation résultant d’une concertation entre la Chancellerie et les professionnels de la justice, les seconds dénoncent un dial

Le 23 janvier était adopté en deuxième lecture le projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme de la justice dans le cadre de débats tendus entre les principaux intéressés par le texte. Le vote survient en effet une semaine après la mobilisation de huit mille avocats et personnels judiciaires, place Saint-Michel le 15 janvier à l’appel du Conseil national des barreaux, de la Conférence des bâtonniers, du barreau de Paris et de l’intersyndicale des professions judiciaires. La manifestation pour « une justice pour tous » demandait alors la suspension du processus parlementaire ainsi qu’un moratoire afin que la justice fasse partie des thèmes abordés par le grand débat national voulu par le Président de la République en réponse à la crise des gilets jaunes. Les raisons des divergences se veulent autant formelles que fondamentales. Concernant la méthode, la Chancellerie se défend d’avoir pris en compte les considérations des professions judiciaires, notamment des avocats, alors que ces dernières réclament un approfondissement du débat sur de nombreuses problématiques. Sur le fond, les détracteurs crient aux déséquilibres de la justice aussi fort que les défenseurs ne se vantent d’une réorganisation réfléchie et efficace.

 

 

Dialogue ou sourdine ?

 

 

Formellement, les occasions de débattre de l’avenir, pour les cinq prochaines années, de l’organisation judiciaire nationale sont nombreuses. Déjà en avril 2018, Christiane Féral-Schuhl, présidente du CNB, Marie -Aimée Peyron, bâtonnière du barreau de Paris et Jérôme Gavaudan, Président de la Conférence des bâtonniers, étaient reçus par la Garde des Sceaux, Nicole Belloubet, quelques heures à peine après la présentation du projet de loi de programmation pour la justice. À cette occasion, la présidente du Conseil national des barreaux se félicitait déjà d’un prolongement des débats afin d’amender en profondeur le texte, en considération des demandes émises par les avocats[1]. Par la suite, c’est près de soixante-quinze réunions de travail sur le projet auxquelles ont participé les représentants de la profession, dont sept avec la Ministre elle-même.

 

Pourtant, loin de l’apaisement, le divorce (sans juge) entre la Chancellerie et l’avocature se veut pleinement consommé. Le 25 janvier 2019, se tenait ainsi l’assemblée générale statutaire de la Conférence des bâtonniers en présence de l’invité d’honneur Jacques Toubon, défenseur des droits et de la Garde des sceaux, reléguée au rang d’invitée d’usage. Et si la ministre n’a pas eu l’honneur de l’invitation, il n’en demeure qu’elle a été au centre de tous les débats. C’est en effet à cette occasion que Jérôme Gavaudan a pu dénoncer l’absence d’écoute de la Chancellerie tout en soulignant l’inquiétude des professionnels : « Nous avons le sentiment que sous-couvert d’efficacité, de modernisation, de recentrage du rôle des magistrats sur leur cœur de métier, on voudrait camoufler [le] manque de moyens et faire reculer les principes fondateurs et républicains de la justice »[2].

 

Pour se défendre, Nicole Belloubet a tenté de démonter une dizaine de points qui avaient fait l’objet d’une évolution en faveur des attentes des avocats et personnels judiciaires, dont notamment la simplification de la procédure du divorce contentieux qui permet de ne pas indiquer le fondement de la demande dès l’introduction de la procédure, la généralisation des règles protectrices en matière de perquisitions effectuées dans le cabinet d’un avocat, à son domicile, dans les locaux de l’ordre des avocats ou des CARPA, ou encore l’encadrement du rôle des CAF dans la révision des pensions alimentaires en rendant possible le recours devant un juge et la suspension provisoire.

 

Ces divers points, s’ils constituaient bien des sujets d’inquiétude pour l’auditoire de la Ministre, ne sont pour autant que quelques exemples des problématiques que soulève le texte. Formellement toujours, l’absence de dialogue demeure plus que caractérisée concernant l’amendement surprise, voté le 11 décembre 2018, habilitant le gouvernement à réformer par voie d’ordonnance, le texte du 2 février 1945 relatif à l’enfance délinquante. L’annonce de la ministre, le 21 novembre dernier avait en effet surpris à la fois les professions judiciaires et les parlementaires. Elle justifiait néanmoins l’amendement par une volonté de gagner en lisibilité sur le droit pénal des mineurs en passant, notamment par l’institution d’un Code de justice pénale des mineurs. Pourtant, certains auteurs ont dénoncé l’inadéquation à la fois du moment choisi et de la méthode[3], qui s’éloignerait de l’esprit du texte de 1945 sous couvert d’une réaction à des faits divers isolés.

 

Or, la Garde des sceaux a assuré que, si insuffisant il avait été, le dialogue entre les professionnels du secteur et la Chancellerie n’en était pas pour autant terminé : « Travailler ensemble, nous allons devoir nous y attacher, sur la mise en œuvre du projet de loi, les questions d’accès au droit, la réforme de l'ordonnance de 45 ». Concertation certes, mais concertation efficace ? Plus encore, le dialogue, s’il aura bien lieu, n’avait été sollicité par personne sur le point sensible que peut-être la justice pénale à l’égard des mineurs. Ainsi, la simple méthode proposée par l’exécutif est en question. Imaginer maintenant ce qu’il peut en être du fond.

 

 

« Ré » ou « dés » équilibrage ?

 

Parce qu’il constitue à la fois un texte de programmation mais également de réforme générale, la loi de programmation de la justice, ainsi que la loi organique y faisant suite, brassent de nombreuses dispositions touchant à la fois aux justices civiles, pénales mais aussi administratives. D’un point de vue strictement matériel, l’article 1er de la loi prévoit l’augmentation croissante du budget « Justice » passant de sept milliards d’euros en 2018 à huit virgule trois en 2022 ainsi que la création de six-mille-cinq-cents postes à temps plein en cinq ans.

 

Ensuite, concernant l’organisation de la justice française, le projet met en avant une importante dématérialisation progressive des procédures passant par la possibilité de saisir en ligne la justice, le développement de l’offre numérisée de résolution amiable des différends ainsi que par le développement de l’open data. Le projet le souligne pendant que les praticiens le craignent : le développement du dématérialisé dans le traitement du contentieux doit se faire en prenant en compte la fracture numérique qui ne doit pas léser les personnes trop éloignées des moyens de communication nécessaires à la réforme. Autre point sujet à débat : l’expérimentation lancée concernant la spécialisation accrue des juridictions et notamment des cours d’appel. Là encore, les deux camps spéculent sur des effets, soit positifs pour le gouvernement qui considère la mesure nécessaire à la spécialisation des magistrats et à la lisibilité du maillage territoriale, soit négatifs pour d’autres qui craignent la disparition de tribunaux insuffisamment spécialisés[4]. Nicole Belloubet a néanmoins annoncé que cette nouvelle organisation ne comprendra pas « les contentieux de masse (responsabilité civile, contrat, famille…) », avant de citer ceux qui pourraient l’être : enlèvements illicites d’enfants, banques et effets de commerce, contrats de transport et d’environnement, droits de douane et assimilés… soit, selon elle, 10 % des contentieux. Les chefs de cour pourront néanmoins proposer eux-mêmes une répartition de la spécialisation. Mais les inquiétudes liées à l’organisation territoriale des juridictions en France sont à leur paroxysme dès lors qu’est évoqué le projet de fusion des tribunaux d’instance et de grandes instance.

 

Ce dernier point constitue en effet l’un des aspects les plus décrié du texte. Il s’agit de faire des tribunaux d’instance des « chambres détachées » du plus vaste « tribunal judiciaire » ou même des « juridictions de proximités » lorsqu’elles ne seront pas situées dans la même commune que les TGI. La Chancellerie a assuré à de nombreuses reprises que tous les sites seront maintenus et qu’il ne s’agissait pas de redessiner la carte judiciaire du pays. L’ancien juge d’instance, bientôt baptisé juge du contentieux et de la protection, disposera d’ailleurs globalement de compétences inchangées comme celles relatives au surendettement, au bail d'habitation, au crédit à la consommation ainsi que le contentieux des majeurs protégés. Mais Céline Parizot, présidente de l’Union syndicale des magistrats a souligné, dans ses vœux à la presse du 24 janvier, sa crainte que la mesure ne fasse potentiellement perdre aux sept-cent-quatre-vingt-dix juges concernés l'actuel contentieux civil de moins de dix-mille euros qui constitue selon elle « le sel de la justice d’instance »[5], ce qui entraînerait alors, et contre les indications du ministère, une irrémédiable suppression de postes.

 

Non-contente de seulement réformer l’organisation des juridictions, la loi de programmation et de réforme modifie également de nombreuses dispositions sur le fond… qui inspirent elles aussi la méfiance des praticiens. Comme pour les dispositions vues ci-dessus, une récurrence apparaît dans ces critiques : sous couvert d’amélioration de l’efficacité de la justice, les modifications apportées bouleverseraient tout l’équilibre dans les droits fondamentaux des justiciables. À ce titre, deux dispositions méritent d’être relevées.

 

D’abord, l’article 13 du projet vient, en l’état, ajouter deux articles L. 212-5-1 et L. 212-5-2 au Code de l’organisation judiciaire. Ces deux dispositions permettraient aux parties de solliciter une dispense d’audience pour le contentieux devant les tribunaux de grande instance pour le premier article et pour les oppositions portant injonction de payer ainsi que les demandes relatives à des petits montants pour le second article. De telles dispositions viennent justifier la critique des professions judiciaires qui critiquent une réforme créant une justice « sans juge ». Il est alors vrai que certains litiges pourraient nécessiter d’interjeter appel afin que les parties soient entendues en présence d’un juge pour la première fois, atteignant alors aux principes fondamentaux d’accès au juge mais également au double degré de juridiction. Mais sur ce point, l’atteinte semble relative voir proportionnée au but poursuivi : d’une part, les deux articles conditionnent la dispense d’audience à l’accord préalable des parties et d’autres part, elles pourraient permettre une dispense des audiences présentielles de mise en état, souvent jugées comme lourdes procéduralement[6].

 

Mais si la dangerosité de cette mesure, de nombreuses fois décriée par les avocats, semble toute relative, en matière pénale, de plus sérieuses interrogations peuvent être soulevées concernant l’extension des pouvoirs des magistrats du parquet et plus généralement au regard des modifications potentiellement apportées sur la procédure pénale.

 

Ainsi et malgré l’encadrement apporté par le Sénat, le projet de loi prévoit une augmentation des pouvoirs du parquet, passant par l'extension des techniques spéciales (la géolocalisation, les enquêtes sous pseudonyme, l'interception judiciaire, la sonorisation, les IMSI-catchers…) aux infractions punies de cinq ans d'emprisonnement au moins. Sur ce point, les sénateurs ont apporté une rationalisation plus que notable puisque le texte initial du gouvernement permettait l’ouverture de ces techniques d’enquête aux infractions punies de seulement trois ans d’emprisonnement. Ils ont également voté en faveur du maintien de la présentation obligatoire au procureur en cas de prolongation de garde à vue[7].

 

Et cette recherche d’équilibre entre la protection des droits fondamentaux et l’objectif (à valeur constitutionnelle) de bonne administration de la justice transparaît à la lecture d’une grande majorité des dispositions du projet de loi. Que ce soit la création d’une juridiction nationale en charge des injonctions de payer (article 14), de la multiplication du recours aux modes alternatifs de règlements des différents (articles 2 et 3), de la possibilité pour les directeurs des Caisses des allocations familiales de délivrer des titres exécutoires en matière de pension alimentaire (article 6), de la préférence pour l’exécution des peine en milieu ouvert (articles 48 à 50) ou encore de l’expérimentation des tribunaux criminels (article 42), toutes les mesures sont sujettes à un potentiel arbitrage entre la volonté gouvernementale d’améliorer l’efficacité de la justice et la résistance des praticiens du secteur judiciaire, qu’elle soit fondée sur la protection de leurs intérêts professionnels ou de manière plus altruiste, sur la préservation des droits et libertés fondamentaux des justiciables. Mais en mélangeant tant de sujets et de motivations divers, les résultats de ces négociations seraient l’établissement d’une loi informe, à la cohérence variable selon les arbitrages convenus. La justice ainsi imaginée pour les cinq ans à venir n’offrirait alors plus l’équilibre recherchés mais seulement un nouveau droit applicable affichant ses propres lacunes et difficultés, obligeant, encore et toujours, à une énième rectification législative. De quoi occuper tout ce petit monde jusqu’en 2023.

 

 

Thomas BUGADA

 

 

 

Pour aller plus loin :

 

-C. Vigour, Réforme de la justice en Europe, entre politique et gestion, édition De boeck, 2018.

-D. Goetz, Réforme de la justice : focus sur la matière pénale, D., 16 mars 2018.

-E. Vergès, La réforme de la justice civile devant le législateur : entre petites et grandes révolutions (à propos du projet de loi de programmation et de réforme pour la justice), Lexbase hebdo éd. Privée, n° 747, 26 juin 2018.

-J.-M. Pastor, Le juge administratif dans la Réforme de la justice, D., 24 janvier 2019.

 



[1] Communiqué sur le site du CNB, Projet de loi de programmation : point d'étape après la présentation en conseil des ministres : https://www.cnb.avocat.fr/fr/editos-du-president/projet-de-loi-de-programmation-point-detape-apres-la-presentation-en-conseil-des-ministres, 24 avril 2018.

[2] L. Garnerie, Réforme de la justice : les avocats condamnés au dialogue ? Gaz. Pal. 29 janv. 2019, n° 341, p. 5.

[3] L. Sebag, Ordonnance sur ordonnance ne vaut ! À propos de la création d’un Code de justice pénale des mineurs, JCP éd. générale, n° 49, p. 2181.

[4] O. Dufour, Réforme de la justice : le Sénat corrige la copie du gouvernement, LPA, 4 déc. 2018, n° 140, p. 3.

[5] T. Coustet, Fusion des tribunaux d’instance : la Chancellerie dessine le cadre, D., 28 janvier 2019.

[6] C. Bléry, Le projet de loi de programmation prévoit un règlement des litiges sans audience, D., 27 mars 2018.

[7] M. Léna, Le projet de loi de programmation 2018-2022 au Sénat, AJ pénal, 2018, p. 436.


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