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Alors, me diriez-vous : « qui dit renouvellement des codes d’une représentation, suppose crise de ladite représentation amenant à l’avènement d’une représentation renouvelée ? ». L’éphèbe serait-il alors en tant que nouveau modèle de virilité chez les jeunes-hommes l’aboutissement d’une crise de virilité ? En effet, l’on peut prendre ce prisme… Mais il est beaucoup trop réducteur pour être pris seul. J’aimerais citer – de nouveau – Vigarello. L’histoire des crises de la virilité est marquée – en sa période plus récente – par une immixtion des représentations de la masculinité et la féminité. Permettez, cher lecteur, que je me fasse sophiste le temps d’une métaphore chimique, soit deux éprouvettes, l’une avec une solution rouge, l’autre avec une solution bleue. Mélangeons-les ensemble, la solution sera violette. C’est à peu près ce qu’il s’est passé avec l’immixtion des représentations masculines et féminines. Vigarello le rappelle très bien : la virilité et la féminité sont intimement liées à une fonction sociale. L’évolution des fonctions sociales amenant les femmes à occuper des places autrefois uniquement masculines a mené progressivement à un bouleversement des conceptions. « Ce qui a changé plus profondément, c’est la manière de représenter les "qualités" masculines et féminines, l’imaginaire qui les accompagne, les effets qui en sont attendus. Si le féminin peut accéder à tous les métiers, l’image de la force n’est plus un apanage masculin. Si le féminin peut entreprendre, porter les armes, se battre, décider, le courage n’est plus un apanage masculin. Si le féminin peut prendre l’initiative sexuelle, proposer, orienter, la « puissance » n’est plus un apanage masculin. Les vieux qualificatifs de la virilité s’effacent ou se partagent. ». Mais l’auteur relève aussi un point fondamental, à savoir que la dernière crise de la virilité « remet en cause les repères traditionnels, jusqu’à les annuler. Mais elle n’est une pas simple recomposition de culture, comme l’ont été nombre de "remodèlements" anciens. Elle joue les métamorphoses. Elle conduit, soit à la disparition de la notion de virilité, soit à son existence partagée. ». La position soutenue ici est celle de la seconde option : l’existence partagée des identités de genre qui dépassent le simple cadre biologique. En effet, la différenciation sexuelle plus générale entre le sexe féminin et le sexe masculin doit rester biologique : les appareils génitaux féminins produisant des gamètes de grande taille en petit nombre et inversement les appareils génitaux masculins produisant des gamètes de petite taille en abondance. La différenciation phénotypique entre masculin et féminin doit uniquement être biologique et de fait, l’évolution du concept de virilité et de féminité ainsi que l’apparition d’un genre neutre montrent bien cette différenciation opérée entre identité de genre et sexe biologique. Je sens déjà les poils de quelques lecteurs s’hérisser : mais la distinction du sexe biologique de sa représentation sociale relève du constat. Nous ne déstructurons pas le genre : nous le séparons du sexe biologique. Il n’y a rien de polémique à faire cela, ni même de politique : la distinction d’une représentation sociale de son objet biologique n’est pas nouvelle. Les éphèbes – pour rester dans notre sujet – ne datent pas de 2019. L’éphébie dont on traite ici tire certes un de ses fondements sur une part de biologique. En principe, la tradition de l’éphèbe et de l’androgyne reste dans sa représentation artistique comme dotant ces derniers des attributs masculins (des hommes biologiques). Mais, répétons-le, l’éphèbe est une représentation sociale autant que l’est la virilité. Ainsi, si l’on applique les principes tirés par Vigarello entre disparition ou coexistence : soit l’on voit l’éphébie comme l’affirmation d’un troisième genre neutre, où les codes masculins et féminins sont confondus, soit l’on considère l’éphébie comme l’immixtion au sein d’une représentation masculine par défaut d’éléments d’identité de genre féminin. La position ici défendue est celle de la deuxième option : l’éphèbe est avant tout la représentation sociale d’un (jeune) homme qui tend aujourd’hui à s’affirmer. Ainsi, nous sommes, dans cette étude – aussi réduite soit-elle – de l’éphèbe, inscrit dans une énième crise de la virilité, l’adoption de la terminologie de crise ne devant pas être prise péjorativement, mais simplement comme la fin et la renaissance d’une conception alors renouvelée. L’éphèbe témoigne donc particulièrement de cette immixtion des représentations, de ce renouvellement des codes et si l’on pousse jusqu’à l’analyse de Vigarello, à une métamorphose de la virilité. Une binarité toujours présente certes, mais floue. Toutefois, prendre ce prisme suppose quelques nuances. L’éphèbe n’est pas LE jeune homme de 2019 : toute représentation sociale correspond à une place au sein d’un espace social.
Si nous avons alors une image physique de l’éphèbe du 21ème siècle, qui est ce jeune-homme dans l’espace social ? Premièrement : l’éphèbe n’est pas forcément homosexuel. Nous distinguons bien la sexualité de la représentation sociale adoptée. Le phénomène de métrosexualité des années 2000, frémissements d’une immixtion des codes de genre, n’est en rien lié à l’homosexualité ou à l’hétérosexualité du sujet. On peut être éphèbe ou métrosexuel et aimer les hommes, les femmes (ou personnes en cas de crise de célibat aigue). La métrosexualité date de la fin de années 90 (la première occurrence du terme est attribuée à Mark Simpson pour qui la métrosexualité désigne simplement le fait pour l’homme urbain de prendre soin de lui et de son apparence par des épilations, des séances de yoga, et autres réjouissances urbaines. Pour autant, même si le métrosexuel adopte une culture du physique et du soi très poussée, que d’aucuns sociologues de comptoir attribueraient comme caractéristiques homosexuelles, il ne va pas jusqu’au culturisme clinquant. Mais, et Simpson insiste là-dessus : l’adoption de pratiques qui ne sont pas celles du modèle classique de virilité n’emporte en rien et à aucun moment que le métrosexuel soit homosexuel. Nombre de figures métrosexuelles sont hétérosexuelles (David Beckam notamment). Attention toutefois, le métrosexuel n’est pas forcément un éphèbe, et d’ailleurs l’éphèbe pousse-t-il le brouillage des genres et des pratiques sociales un peu plus loin. Mais l’homosexualité de l’éphèbe n’est plus forcément un élément essentiel de la définition de l’éphébie au 21ème siècle.
Deuxièmement, les origines sociales de l’éphèbe ne sont pas anodines. L’immixtion des représentations, l’affranchissement des codes, a – pour sa dernière évolution – débuté dès les années 1920 dans le milieu artistique, la théorisation du genre a alors gagné le milieu intellectuel pour ensuite infuser la pop culture (Nikki De Saint Phalles, Orlan, Mylène Farmer avec « Sans contrefaçon », Indochine avec 3ème Sexe…). Mais de fait, l’éphèbe n’a jamais vraiment quitté ses milieux d’origine. Eddy de Pretto ou Edouard Louis l’affirment dans leurs œuvres que la représentation sociale de la masculinité n’est pas la même en fonction des milieux sociaux abordés. La part de féminité admise au sein de la représentation de la masculinité est davantage tolérée dans les classes CSP+ ou professions artistiques qu’ouvrières. De fait, l’affranchissement des codes de genre est aussi plus simple au sein des villes qu’à la campagne. Et ce, pour deux raisons : l’une terre à terre est celle de la disponibilité des ressources en termes de codes de l’éphébie (une formulation bien complexe désignant le nombre de boutiques Zara ou The Kooples au kilomètre carré), mais aussi la présence même de groupes sociaux ayant adopté ou s’inscrivant inconsciemment dans l’éphébie. Ainsi, l’éphèbe est un jeune citadin, d’origine sociale aisée ou ayant eu accès à des ressources culturelles permettant le questionnement de son propre genre. Le questionnement de ses propres représentations d’origine n’est pas anodin : l’affranchissement a un coût social et voir même économique.
(Lecteur, homme de plus 25 ans, je te sais vexé, je t’ai dès le début exclu de l’éphébie, mais abordons une question : que devient l’éphèbe en vieillissant ?). Et si, finalement, l’on considérait cette immixtion des identités de genre – dont les éphèbes ne sont qu’une portion du phénomène – comme une forme de progrès social vers plus d’égalité homme-femme ? En effet, brouiller les frontières et mélanger les genres (les représentations sociales entre hommes et femmes) pourrait in fine mener à une égalisation car l’inégalité homme-femme est une représentation sociale. Non, je n’affirme pas l’absence de différenciation entre homme et femme, mais une différence est horizontale, une inégalité verticale. Ainsi, l’éphèbe de demain sera non plus un éphèbe – par essence, nous avons défini ce dernier comme jeune – mais un homme nouveau en tant que virilité nouvelle. Parmi mes lecteurs, je suis certain que quelques-uns me reprocheront à la fin de cet article de le fonder sur une mise au ban de la binarité biologique homme-femme (qui est au demeurant fausse : la médecine ayant établi depuis longtemps l’existence d’un sexe neutre) et donc au fond de fermer les yeux sur une réalité biologique. Je me devrai alors de leur répondre que la théorie du genre, dans la version que je soutiens, ne nie pas la réalité biologique, mais affirme que l’identité de genre, qui est une représentation sociale, donc distinguable du sexe attribué. Que ces lecteurs – hommes virils, chevaliers en armures et femmes (de plus et de moins de 50 ans) – réalisent que leur masculinité ou leur féminité n’est pas absolue : elle est une représentation sociale. Alors me dites-vous (ah, vous me suivez toujours ?) : « vous n’avez toujours pas répondu à la question des éphèbes-vieux ». En effet. Alors, l’éphèbe vieux, sera un homme comme autre, ayant des codes de virilité différents, et pouvant tant avoir une femme qu’un homme en conjoint. Ce phénomène de l’éphébie n’est que l’émanation d’une tendance sociale en cours : celle du brouillage des genres. Ce dernier est une immixtion et non une confusion ou une disparation de la distinction masculin/féminin. L’éphèbe affirme finalement que l’injonction de virilité n’a plus rien d’un évidence. Mais aussi et surtout que dans la société qui vient, le brouillage des genres entre masculins et féminin sera sans doute le paradigme nouveau des urbains dans une société où les fonctions sociales sont renouvelées. À la suite de cet article, j’invite le lecteur à aller écouter les paroles de « Tu seras viril mon Kid » d’Eddy de Pretto, qui résument l’esprit de ce changement de paradigme. Hier, la masculinité avait un modèle unique où l’éphébie n’était qu’une étape transitoire, désormais, la masculinité est protéiforme et n’obéit plus à une injonction unique. Mais le protéiforme affirmé de la masculinité moderne ne doit pas être l’autel sur lequel meurt l’ancienne représentation de cette dernière : elle y a toute sa place non en tant que modèle par défaut mais en tant qu’un modèle parmi d’autres.