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Bien que le mot honneur ait trois principales définitions (1. principe moral d’action, 2. fait d'honorer, 3. ce qui honore), nous n’en retiendrons qu’un seul aspect pour l’étudier ici. L’honneur : Principe moral d’action qui porte une personne à avoir une conduite conforme à une norme sociale et qui lui permette de jouir de l’estime d’autrui et de garder le droit à sa dignité morale ².
En sciences humaines et sociales, peu d’études se sont intéressées à proprement parler à l’honneur. Le concept est-il trop abstrait ? Ont plutôt été étudiés jusqu’à présent des concepts voisins comme les sentiments de dignité ou de reconnaissance, notamment dans l’univers du travail. Il pourrait néanmoins être pertinent et intéressant d’étudier la question de l’honneur en prenant d’abord son contre-pied : la déviance.
Par définition, elle s’oppose diamétralement au principe d’honneur, puisqu’elle désigne des comportements qui seraient indignes, non conformes aux normes sociales. Ces dernières sont un principe fondamental pour comprendre les conduites et les modes de pensée des groupes sociaux, car elles définissent à un instant T dans et par une société donnée, ce qui est socialement acceptable de faire ou tout simplement d’être. Parce qu’elles évoluent avec le temps et que les comportements déviants également, à des périodes différentes, une conduite déviante peut devenir acceptable comme condamnable (même juste socialement).
Déviance : le côté obscur de l’honneur ?
Avant toutes choses, la déviance désigne une conduite qui s’écarte des normes sociales en vigueur, qui les conteste ou les transgresse. Collective ou individuelle, en sociologie nous distinguons trois formes de déviance : la délinquance, la marginalité ou la variance (excentricité, originalité…).
Selon Emile Durhkeim ³, elle trouve son origine dans ce qu’il nomme l’anomie, c’est-à-dire l’absence de règles (morales ou juridiques) dans une société et conduit à l’effritement de la solidarité entre individus. Ainsi, nous sortons du cadre où les déviances sont expliquées par l’état psychologique / individuel d’une personne, pour les comprendre davantage à travers l’état de la société. Il sera l’un des premiers à penser le crime comme la transgression d’une norme puisque “nous ne réprouvons pas un acte parce qu'il est criminel, mais il est criminel parce que nous le réprouvons”. Ainsi, le châtiment consacré au criminel vise finalement à agir sur les “honnêtes gens” et non sur les criminels même. Howard Becker parlera même de carrière déviante ⁴. La déviance est donc bien un construit social.
Pour adopter ou maintenir une norme sociale, existent les entrepreneurs de moral (H. Becker), souvent issus des classes sociales supérieures. Ils ont pour objectif de créer ou défendre une norme. Ce qui est intéressant ici, est de voir comment certaines conduites ont été controversées. Prenons l’exemple du tabac, qui fut longtemps considéré comme une activité de privilège masculin. L’industrie du tabac a voulu étendre son emprise sur ses consommateurs cherchant comment inciter les femmes à fumer. Nous sommes en 1929 et les suffragettes brandissent leurs cigarettes tel un “flambeau de la liberté”. C’est Edward Bernays (aujourd’hui considéré comme le père fondateur de la propagande politique institutionnelle et de l’industrie des relations publiques) qui leur a insufflé la réplique ⁵. La cigarette devient alors symbole d’émancipation.
Pourtant, aujourd’hui, le lobby anti-tabac dénonce cette pratique. La norme évolue. Mais surtout, nous pouvons nous rendre compte que les entrepreneurs de moral n’ont pas forcément pour objectif de créer ou défendre une morale “pure” ou qui serait, du moins, désintéressée.
Le droit à la reconnaissance
Les individus pourraient donc chercher l’honneur par crainte d’une sanction (l’enfer, le jugement, l’exclusion sociale….) ou par envie d’une récompense (paradis, reconnaissance et admiration des autres...) ⁶. Dans sa définition, il a donc dans les deux cas pour finalité une demande d’existence sociale ⁷. Comme nous le rappelle Alain Caillé ⁸, toutes les luttes de classes et socio-économiques ont été des luttes pour la reconnaissance. Ce besoin, inscrit en quatrième point de la pyramide de Maslow (pyramide des besoins fondamentaux), nous cherchons tous à le satisfaire. Maslow néanmoins, considère que pour réaliser ses motivations “supérieures” tel que le besoin d’estime (reconnaissance), les besoins primaires doivent être satisfaits (besoins physiologiques, de sécurité). En partant de ce principe là, nous sommes déjà inégaux face à notre souhait d’exister socialement.
Aujourd’hui, la recherche de reconnaissance est très présente, notamment dans le monde du travail, insufflée par le management moderne, et son absence renvoie à la privation du statut de personne. Observons le cas de l’esclave : ses activités ne sont pas libres, son bien-être n’a qu’une valeur instrumentale pour son maître et son travail n’étant pas libre non plus, il ne peut pas s’y épanouir ni y trouver une réelle satisfaction ⁹. Le cas est poussé à l’extrême, mais, par notre quête de reconnaissance, c’est tout ce que nous cherchons à éviter.
Notons au passage que, si la lutte pour la reconnaissance au travers des luttes de classes était autrefois collective, elle se joue davantage aujourd’hui de manière individuelle. Ce que nous cherchons à faire valoir, c’est notre reconnaissance singulière.
Pour Axel Honneth ¹⁰, l’individu s’appréhende lui-même par le regard des autres et les réactions positives ou non que suscitent ses actions. C’est de cette socialisation, de cette interaction avec autrui, que chaque individu se construit et se reconnaît réciproquement. L’honneur alors réciproquement ressenti peut-être vertical (droit qu’un supérieur a au respect d’un inférieur, ou inversement, tel un parent et son enfant) ou horizontal (droit que quelqu’un a au respect d’un égal) ¹¹. Néanmoins, selon A. Honneth, l’absence de ces échanges peuvent conduire au mépris ou à l’humiliation, et donc mettre à mal le processus de reconnaissance escompté. C’est souvent là qu’entre en jeu la déviance.
Finalement, voyez le processus de socialisation comme le jardinage : plantez à des endroits différents les mêmes graines, arrosez-les et exposez-les au soleil différemment, et observez que chacune des plantes aura son caractère, sa manière de pousser, propre à son environnement et à l’attention particulière qui lui aura été accordée. De cette manière, Pitt-Rivers ¹² souligne que “seule la propre notion d’honneur d’un individu lui semble honorable ; tous ceux qui le concevraient différemment seraient considérés comme en étant dépourvus”. Et bien que sa définition soit personnelle à chacun, l’honneur est la production d’une image de soi destinée à d’autres. L'honneur est à la fois l'expression d'impératifs sociaux et de valeurs individuelles.
En d’autres temps et/ou d’autres lieux, rappelons que l’honneur a été et est toujours la motivation dans de nombreux conflits armés. Dans ce cas, parlerons-nous peut-être davantage d’orgueil, ou du moins d’un sentiment d’honneur qui serait déguisé ou incompris, pour justifier des actes dérangeants et immoraux commis. Mais l’Histoire se chargera plusieurs années plus tard de tout remettre en place. Parole d’honneur.
Julie Cama