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Rencontres : la justice digitale selon Antoine Garapon et Jean Lassègue

À l’occasion de la publication de leur ouvrage Justice digitale1, Antoine Garapon et Jean Lassègue étaient présents à la librairie Ombres Blanches et à UT Capitole dans le cadre d’une rencontre-débat, afin d’éclairer l’étude pluridisciplinaire qu’ils ont pu réaliser concernant l’avenir du droit et de la justice française face au développement du numérique. À cette occasion, Le Décodé a pu se joindre aux étudiants du Collège supérieur de droit pour rencontrer les auteurs2.

 

 

« Remplacement des avocats par des robots, disparition des notaires, résolution des conflits en ligne, justice prédictive, état civil tenu par la blockchain, généralisation des contrats en bitcoins échappant à tout contrôle », la quatrième de couverture de l’ouvrage Justice digitale écrit par le magistrat Antoine Garapon3 et le philosophe Jean Lassègue4 a de quoi faire frémir les juristes quand il s’agit d’imaginer l’avenir de leur environnement. D’autant plus que ce futur se décline maintenant au présent. Alors que l’Estonie compte prochainement se doter d’un programme en charge de rendre des décisions autonomes pour les délits mineurs aux dommages inférieurs à 7.000 €, le logiciel d’aide à la prise de décision américain COMPAS (Correctional Offender Management Profiling for Alternative Sanctions) se voit reprocher des biais racistes en surestimant le risque des récidives des populations afro-américaines. En France également, les magistrats près les Cours d’appels de Rennes et Douai, ainsi que le barreau de Lille, ont pu s’essayer au logiciel Predictice, sans toutefois être convaincus5.

 

Et pourtant, malgré des réticences et des premières expériences mitigées, Antoine Garapon et Jean Lassègue invitent à ne pas tomber dans le piège manichéiste de la fascination et du catastrophisme concernant l’application de ces nouvelles technologies. D’autant plus que la justice prédictive ne constitue qu’une des – nombreuses – facettes de ces évolutions.

 

 L’omniprésence de la digitalisation

 

                Alors que le progrès technologique apparaît sous forme expérimentale en matière de justice prédictive, son existence dans la législation française est, sous d’autres aspects, en cours d’implantation, voire déjà en vigueur.

 

Ainsi, l’article 26 du projet de loi de programmation de la justice 2018-2022 prévoit notamment une numérisation des oppositions tendant à une demande de délai relatif à une injonction de payer d’un montant inférieur à celui établi par décret aboutissant à un contentieux sans audience. Le but de la réforme est de centraliser un contentieux jusqu’alors disséminé entre juridictions. Elle devrait permettre un déplacement du personnel, notamment des greffes et des juges. Mais des interrogations apparaissent quant aux traitements des demandes faisant l’objet d’un premier moyen substantiel et d’un second sur le délai, créant un risque de demande au fond spécialement soumises pour contourner l’absence d’audience. La Chancellerie souligne qu’il s’agit principalement d’une réorganisation des moyens humains et techniques. Le Conseil constitutionnel a par ailleurs jugé la disposition conforme à la Constitution et ne portant pas atteinte au principe d’égal accès au service public de la justice6.

 

Bien plus implantées dans notre droit, les cryptomonnaies et les mécanismes de blockchains font déjà l’objet d’une définition officielle. Ce dernier anglicisme constitue ainsi un mode d’enregistrement des données produites en continu sous forme de blocs liés les uns aux autres dans l’ordre chronologique de leurs validations, chacun des blocs et leurs séquences étant protégés contre toutes modifications7. L’ordonnance du 3 décembre 2017 permet alors l’enregistrement obligatoire des titres financiers via ce procédé8.           

 

À l’inverse, en France, les logiciels d’aides à la prise de décisions judiciaires ne font pas encore l’objet de systématisation ou même de législation dédiée. Et pour cause, cette dernière est porteuse à la fois de craintes et d’espoirs. Les risques sont alors performatifs, créant des situations de prédictions auto-réalisatrices : « La prédiction, en prétendant dire l’avenir, augmente le présent ». Certains nuancent néanmoins en rappelant le paradoxe dit de Maravec : la machine fait plus vite ce que fait l’humain mais elle demeure incapable de se diversifier. En d’autres termes, la machine n’applique pas la règle de droit mais la quantifie (on parle parfois de justice quantifiée)9. Pourtant, on considère que l’algorithme offrira un soutien quant aux fixations de quantum comme, par exemple, pour les prestations compensatoires. En effet, pour certains magistrats, cet aspect de la fonction constitue soit un exercice divinatoire, soit de l’art10. Comme s’il avait alors pressenti le besoin d’un garde-fou préventif, l’article 22 du règlement européen sur le traitement des données personnels prévoit l’interdiction de rendre une décision concernant les droits des personnes sur la base exclusive d’un algorithme.

 

Ces quelques points de numérisation du droit et de la justice n’épuisent pourtant pas le sujet. Que ce soit pour l’évolution des professions juridiques et judiciaires - notaires ou avocats -, pour le développement des smarts contracts, ou celui des modes alternatifs de règlements des conflits en ligne, Antoine Garapon et Jean Lassègue voient dans la numérisation, non pas des réformes sectorielles, mais bien un changement de paradigme global.

 

La révolution de la digitalisation

 

Dans Justice digitale, l’analyse de la numérisation judiciaire est faite par le prisme de la complémentarité intellectuelle et de l’interdisciplinarité des auteurs. La révolution numérique y est d’abord replacée dans le contexte de l’histoire de l’écriture pour qualifier cette dernière de révolution graphique. Les auteurs décrivent ensuite en trois temps le mouvement de transformation des données : la numérisation, la programmation et l’établissement de corrélations (leurs traitements). Il est ensuite traité des différences entre l’écriture numérique et le langage. Sur ce point, la signification des termes n’est plus maîtrisée une fois déterminée ; elle est opaque et muette, c’est-à-dire non destinée à être lue. Opaque, car nul ne sait spontanément comment est traitée l’information, si ce n’est qu’elle n’est plus univoque : elle a plusieurs degrés de traitement. Elle est un autre moyen de donner du sens : l’écriture numérique modifie en permanence son propre support matériel par le biais d’un programme sans que le lecteur puisse avoir un entier contrôle sur cette modification (p. 45). L’écriture numérique produit une activité graphique déléguée à l’ordinateur, qui ne se produit ni dans un espace corporellement vécu, ni dans un temps collectivement construit. (p. 51). L’opposition avec le droit est frappante : jusqu’alors, le langage juridique s’appuie sur la langue naturelle, à l’inverse du code qui compose le programme.

 

Grâce à ce parallèle, l’ouvrage invite ainsi à se demander si le droit, finalement, ne constitue pas une singularité statistique ? Et dans quelle mesure son application nécessite-t-elle l’intervention du juge-humain pour rendre l’humanité des jugements rendus par le juge-robot ?
 

 

Interrogés par Le Décodé, les auteurs ont accepté de répondre à diverses questions :

 

 

Le Décodé : On comprend bien les avantages qu’offrent la justice prédictive et les legals techs en général, notamment en terme d’uniformisation du droit et de sécurité juridique ; toutefois, on peut s’interroger quant à l’application d’une telle technologie à l’institution judiciaire et sa conciliation avec des principes fondamentaux, notamment ceux du procès équitable et de l’accès au juge …

 

A. Garapon : Il est difficile de répondre : il faut se méfier d’une approche qui se représenterait la justice, d’un côté, comme des pratiques, et de l’autre, comme quelque chose qui interviendrait de manière magnanime, de temps en temps, pour décider. En réalité, la fusion entre les deux est déjà avancée, et cette question demeure : comment peut-on faire respecter les principes comme celui de l’impartialité dans les formes déjà existantes ? Par exemple, une question a été tranchée par la Cour de cassation à propos des trames des décisions et du copier-coller au sein de cette juridiction : l’impartialité du juge est-elle respectée lorsque celui-ci reprend un motif ? On peut même aller plus loin en se posant la question de la réelle participation du juge quand son rôle consiste à remplir les cases d’une trame et à prononcer un jugement. On se rend compte que la compénétration des algorithmes ou de l’automatisme est déjà beaucoup plus avancée qu’on ne le pense.

 

Le Décodé : La justice ne devrait donc pas rencontrer d’obstacle insurmontable dans cette adaptation ?

A. Garapon : Non. Et il faudra bien sûr voir au cas par cas. Par exemple, le traitement automatisé des affaires et leurs enchaînements : est-il impartial ? est-il est loyal ? A-t-on tout mis sur la table, et qu’est ce qui n’y figure pas ?

Je pense donc qu’un certain nombre de questions ne sont pas encore apparues en droit privé ; à l’inverse, elles sont déjà apparues en droit administratif, par exemple avec les interrogations soulevées par Parcoursup.

Le Décodé : Concernant le cas spécifique de la Blockchain, qui intéresse particulièrement la tenue des registres d’état civil, de comptabilité, de moyen probatoire ou même en matière de smart contract, vous relevez dans votre ouvrage un cas de faillibilité où, en 2016, de « l’Ethereum » a été piraté à hauteur de 50 millions d’euros. Dans ce cadre, comment peut-on faire pour que l’utilité de la blockchain ne risque pas de s’effondrer ? Ce n’était pas clair … je ne sais pas si ma reformulation rend bien compte de l’idée.

J. Lassègue : Il y a une question de confiance, c’est certain, et la volatilité de ce type de monnaie en est le signe le plus patent. Mais peut-on contrôler tout cela ? Justement non car elle a été créée justement pour éviter le contrôle ! Les jugements rendus par blockchain posent aussi question.

A. Garapon : La question que cela soulève est liée au principe du try and error, principe bien connu en informatique : « on essaie de nouvelles choses ; cela marche ou ne marche pas, puis on tire les conclusions des erreurs et des bugs rencontrés ». Et l’on sait que c’est ainsi que se développe l’informatique. Ce qu’on observe ici, c’est plutôt des essais, des erreurs et des excuses ; mais ce n’est pas des excuses qu’il faut : c’est une correction. Or, on ne la voit pas tellement. Il y a donc là un véritable enjeu : comment corriger le système pour qu’un délit ne se répète pas, pour que les gens qui ont causé un préjudice supportent une partie de la responsabilité et s’engagent vraiment à ne pas recommencer ? On en est loin !

J. Lassègue : Tu penses à Facebook et Marc Zuckerberg ?

 

A. Garapon : Oui car, pour l’instant, Facebook est inaccessible à toute sanction et à toute décision administrative, et encore moins judiciaire, puisque que l’entreprise ne révèle pas ses algorithmes. Alors elle présente ses s’excuse ; mais ce n’est pas suffisant ! Qu’on tente des choses et qu’on corrige ce qui échoue, mais que ce ne soit pas l’entreprise qui corrige elle-même, et qu’on ne la croie sur sa bonne foi. Or, c’est ce qui se passe aujourd’hui …

 

Le Décodé : On est donc loin d’une sorte de principe du type « pollueur-payeur » comme on l’observe en droit de l’environnement ? La responsabilité dans le secteur du digital est encore faible ?

A. Garapon : le secteur digital échappe à toute responsabilité ; à ce titre, la question de la fiscalité me semble très intéressante, car elle montre que les entreprises de ce secteur semblent ne pas appartenir à l’espace public. La fiscalité, c’est justement le fait d’appartenir à l’espace politique : je paye des impôts parce que je suis français ou parce que je produis en France, ou que j’y suis immatriculé, et non pour avoir une contrepartie, ce qui est en train de s’installer, avec, notamment, une récente jurisprudence du Conseil constitutionnel. C’est une manière de faire allégeance et de contribuer, encore une fois, à une caisse de compensation symbolique qui s’appelle l’État, et le Trésor public qui fait respecter des tas de choses, comme des règles sanitaires ou techniques. Or, il n’y a pas de lien politique : l’entreprise digitale ne paye d’impôt nulle part, profitant de la déterritorialisation actuelle pour s’affranchir de toute emprise juridique.

J. Lassègue : C’est ce qu’on dit un peu quand on parle de « cyberespace » : on n’y appartient pas à un espace national ; on n’y contribue pas à la construction d’une identité collective. Il s’agit juste de règles d’écriture, d’une notion graphique qui traverse les frontières, et il n’y a aucune construction collective.

A. Garapon : Par exemple, Facebook est devenu l’internet des Philippines. Dans ce pays, on trouve en effet très peu d’internet, et tout passe donc par ce réseau social : les recherches, les liens familiaux, les échanges. Cela veut dire que 80 % des relations des Philippins entre eux, et des Philippins avec le monde, sont entre les mains d’un seul homme.

J. Lassègue : Qui n’est pas Philippin !

A. Garapon : Qui n’est pas Philippin et qui peut modifier, du jour au lendemain, des algorithmes qu’on ne connaît pas, et pour des motifs qu’on ne connaît pas. Et ça, c’est un problème !

 

Thomas BUGADA


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